France. Marine (Le Pen) nationale

Publié le par Un monde formidable

Marine nationale par Jean Bothorel (Le Temps. 02/12/ 2010)

En compétition avec Bruno Gollnisch, Marine Le Pen brigue la succession de Jean-Marie, son père, à la présidence du Front national en France. La base devra trancher en janvier. Portrait d’une femme de combat(s).

Le Front national a-t-il choisi de s’installer à Nanterre pour mieux souligner les trois piliers de son idéologie, le «national», le «populaire» et le «social»? Ici ni café de Flore ni brasserie Lipp. Un restaurant, Chez Tonton, accueille les permanents du parti. Devant l’entrée deux drapeaux tricolores encadrent une statue de Jeanne d’Arc. Le bureau de Marine Le Pen domine le quartier des Goulvents. Quarante-deux ans, mère divorcée de trois enfants, elle est tombée jeune dans le chaudron de la politique. Si elle est, aujourd’hui, très médiatisée, son existence n’a pas toujours été, c’est peu de l’écrire, un chemin de roses.  Pour tous ceux qui les ont connus dans les années 1960, Jean-Marie et Pierrette Le Pen formaient un couple fusionnel. Souvent ils s’évadaient sur leur voilier, couraient la mer Egée ou l’Atlantique et disparaissaient plusieurs semaines. Le champion de voile Olivier de Kersauson doit s’en souvenir. Ils aimaient aussi festoyer, débattre à perte de nuits avec l’ancienne bande du BDP – bar du Panthéon – les partisans de l’Algérie française, farouches antigaullistes et anticommunistes, prosélytes de l’Etat-nation, de l’Histoire avec un H majuscule. Bref, les réprouvés d’une France alors dominée, sur la scène politique, par la stature du Général et, sur la scène culturelle, par une intelligentsia marxisante.

Marine est née le 5 août 1968, dans ce dernier carré des nostalgiques de la «Grande Patrie». Le FN n’existe pas – il sera créé en 1972 – et Le Pen n’a guère pu se faire entendre dans le brouhaha des événements de Mai. Marine est la benjamine, Marie-Caroline, sa sœur aînée, a 8ans, Yann, la cadette, 5ans. Aucune des trois n’aura, jusqu’en 1976, conscience des activités politiques de leur père. «Mon enfance, je l’ai passée dans la maison du bonheur, sans formalisme. Ma mère m’avait surnommée «Miss Bonne Humeur». Il y avait un brassage perpétuel de gens de toutes les générations. Bien sûr, la portée des discussions m’échappait! D’autant que nous, les filles, n’étions pas au centre des préoccupations de nos parents. Nous venions toujours après leur couple, ce qui n’enlevait rien à l’amour qu’ils nous portaient, mais c’était comme ça: un apprentissage forcé de l’autonomie, y compris de l’autonomie affective. Ils voyageaient beaucoup sans nous.»

Elle ne prend la mesure des combats de son père que le 2 novembre 1976, de façon explosive sans mauvais jeu de mots: cette nuit-là, l’immeuble du 9, Villa Poirier dans le XVe arrondissement de Paris où habitent les Le Pen est soufflé par 20kilos de dynamite. Douze appartements détruits, dix familles sans abri. Un miracle: pas de victime. Pas non plus un signe de compassion ni du gouvernement, ni du ministre de l’Intérieur, ni du préfet de police. Aucune enquête sérieuse n’est diligentée. On ne connaît toujours pas les auteurs de cette tentative d’assassinat.  Marine a 8ans et se retrouve en chemise de nuit dans la rue. «A ce moment-là, j’ai compris, dans ma petite tête, une chose terrible: mon père et sa famille n’étaient pas traités à l’égal des autres. On avait voulu nous tuer, et tout le monde s’en foutait! Cet attentat n’était que le début d’un ostracisme radical sur lequel, je l’avoue, j’allais me construire. J’ai grandi avec le sentiment d’être une paria, et cela requiert, croyez-moi, un caractère d’acier.»

«Paria» est-il trop fort? Etre la fille de Le Pen ne sera jamais une sinécure et, dès le collège, anathèmes et brimades pleuvent. Ils redoublent d’intensité après les municipales de 1983. Marine a 15ans. Son père, candidat dans le XXe arrondissement de Paris, l’autorise à déserter le lycée pour l’aider dans sa campagne. «Adoubement? Baptême du feu? Un peu des deux sans doute.» Le premier sera un succès défiant tous les pronostics: Le Pen obtient 12% des voix. A Dreux, Jean-Pierre Stirbois, son plus proche collaborateur, frôle les 17%. Aux européennes de juin 1984, nouveau coup de tonnerre: la liste du FN recueille 11% des suffrages et Jean-Marie Le Pen entre au Parlement de Strasbourg. De ces scrutins date l’inscription, dans l’agora politique française, du FN, qui, de groupuscule, deviendra vite une machine partisane. «C’est aussi le début de la diabolisation. Plus nous montions en puissance, plus nous en prenions «plein la gueule», aux sens propre et figuré. Le champ des insultes, des mensonges est sans frontière. Raciste, xénophobe, vichyste, antisémite, fasciste, nazi… J’encaisse. Autour de moi, j’entends: «Marine, tu sais, je t’aime beaucoup, mais ton père…» C’est dur, mais je tiens bon.»

Puis viennent les législatives de 1986, à la proportionnelle. Le Pen est élu et préside un groupe de 35députés à l’Assemblée. D’aucuns évoquent «le retour de la bête immonde». C’est dans ce contexte que le couple Le Pen se déchire, Pierrette s’en allant avec le publiciste qui préparait la biographie de Jean-Marie… Elle ne reverra plus ses filles pendant quinze ans. Le divorce, qui se transforme en guérilla insensée, s’étale sur la place publique. Et voilà que Pierrette pose nue dans Playboy et raconte ses démêlés conjugaux. Un inédit absolu dans les annales de la République!  La gent politico-médiatique s’en donne à cœur joie et en rajoute. «Je n’avais rien vu venir et tout à coup ma mère nous abandonnait, se répandait dans la presse, à la télévision. J’avais 19ans. C’était affreux. Réellement invivable, avilissant. Nos ennemis en profitèrent pour sonner l’hallali. Le Pen fut traité de «tortionnaire» à propos de sa guerre en Algérie; on l’accusa d’avoir «assassiné» son ami Hubert Lambert pour en hériter plus vite… J’étais K.-O. debout. J’ai séché les cours à la Fac de droit et j’ai serré les dents. Puis c’est l’affaire du «détail», puis celle de la profanation du cimetière juif de Carpentras…»

L’affaire de Carpentras, on le sait maintenant, était un montage, une manipulation. A l’époque, elle suscita une gigantesque mobilisation contre Le Pen. A Paris, François Mitterrand soi-même conduit la foule des manifestants, le 14 mai 1990. La tête de Le Pen, en effigie au bout d’une pique, ouvre le cortège, tandis qu’un slogan fait florès, «Le Pen une balle, le FN une rafale». Ce fut un de ces moments d’hystérie collective dont la France a le secret. «On nous a physiquement craché dessus. Tout ça m’a donné une carapace extraordinaire. En cela, je ressemble à mon père: devant les calomnies les plus odieuses, j’ai la capacité de relativiser, donc de passer l’éponge et de panser les plaies. C’est un atout énorme. D’ailleurs, aujourd’hui, mon père a pardonné à notre mère; il l’entretient et elle habite une petite maison à Saint-Cloud. En fait, nous nous sommes tous retrouvés, ressoudés!»

Avocate en janvier 1991, en pleine canonnade anti-Le Pen, Marine, tout en restant très proche de son père, ne s’implique pas directement dans l’appareil du FN, bien qu’elle soit candidate, pour la première fois, aux législatives de 1993 dans le XVIe arrondissement de Paris. Cette année-là, elle crée son cabinet et assure de plus en plus la défense des responsables du parti dans les procès qui ne cessent de se multiplier. Pénaliste aguerrie, croulant sous les dossiers du FN, elle propose, en janvier 1998, de monter au sein du mouvement un service juridique. Désormais, son métier, sa ferveur et ses engagements électoraux vont servir le même objectif: promouvoir Jean-Marie Le Pen et son parti. De fait, elle est élue en 1998 conseillère régionale du Nord-Pas-de-Calais.

Elle vit de l’intérieur le bras de fer entre Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen, scission qui aurait pu engloutir le FN. Mégret, qui revendiquait le nom, le logo, l’argent du parti, attaqua en justice. «Au plus fort de cette guerre, en février-mars 1999, j’étais enceinte de jumeaux qui naîtront en avril. J’étais épuisée. Les juges se prononceront en mai. Nous avons gagné. Je peux vous assurer que nous avons sabré le champagne!»

Juridiquement sauvés, mais il fallait politiquement rebâtir le FN. Aux européennes de 1999, le parti recule et c’est l’occasion, pour elle, d’affirmer sa stratégie. Dans la perspective du scrutin présidentiel de 2002, elle s’emploie à dédiaboliser l’image de son père et à relancer «Génération Le Pen». Le discours, dans sa forme, se lisse. Les médias parlent d’un «nouveau Le Pen». Ils seront servis! Le soir du dimanche 22avril 2002, c’est la stupeur: ce dernier devance Lionel Jospin et sera opposé, au second tour, à Jacques Chirac. «Nous étions débordés par les télévisions et radios qui nous réclamaient sur les plateaux. FR3 s’impatientait. Le Pen me dit: «Tu y vas!» J’arrive dans un univers de connivences. Totalement décalée par rapport aux autres invités qui se tutoient, se tapent dans le dos. Tendue comme une corde. Mais, très vite, j’entre dans le jeu. Je sens que je tranche avec le ronron des bien-pensants, que ma façon d’être intrigue, étonne. C’est ainsi que je vais devenir dans les mois qui suivent, la porte-parole officieuse du FN.»

Or, en dépit de cette éclatante performance, le FN ira en s’effritant et sera, à partir de 2007, nettement en baisse. Certains politologues évoquent même son effondrement, Nicolas Sarkozy ayant réussi à «siphonner» son électorat. En revanche, Marine, qui a de nombreux adversaires au sein du mouvement, fait un parcours sans faute. Implantée dans le Nord-Pas-de-Calais, elle réalisera le meilleur score de tous les candidats du FN à tous les scrutins – législatives de 2007, municipales de 2008, européennes de 2009, régionales de 2010. Elle est, actuellement, députée au Parlement de Strasbourg, conseillère municipale de Hénin-Beaumont, conseillère régionale du Nord-Pas-de-Calais.

On la sent sûre de son étoile, maîtrisant sa communication. On perçoit un tempérament volontaire, inflexible sur les principes. Elle a une dialectique solide, un indéniable talent de débatteuse. Elle a su s’entourer de hauts fonctionnaires, chefs d’entreprise, et elle vient de programmer une tournée en Russie et en Afrique. Elle croit à un chamboulement du paysage politique français. «Attendez-vous à d’énormes surprises», répète-t-elle.

Son horizon est beaucoup plus dégagé que n’était celui de son père. Elle appartient à une autre époque et le bannissement assorti d’adjectifs qui tuent – raciste, fasciste, antisémite, etc. – est une tactique qui, à son endroit, n’est plus opérationnelle. Ses ennemis l’ont compris et, faute de mieux, l’accusent d’incarner «l’extrême droite» et le «populisme». Marine Le Pen n’a-t-elle pas ainsi brisé le cordon sanitaire qui encerclait le FN? Elle mène, de plus en plus, une bataille à armes égales avec ses pairs de la classe politique. «Normalisé», son discours est-il susceptible de mobiliser une frange importante, sinon majoritaire des Français?

Une phrase peut le synthétiser, ce discours, sans le caricaturer: la Nation est le seul espace géographique naturel qui permet la restauration d’un Etat fort et qui garantit notre progrès. Il faut, par conséquent, retrouver et reconstruire la Nation en ranimant le sentiment national, en revendiquant l’identité française, en renouant avec les vertus de la patrie. Sans cela, pas de rempart contre l’immigration et la poussée communautariste, ni contre l’insécurité, les diktats de l’Union européenne, contre les effets désastreux du capitalisme mondialisé et de la financiarisation de l’économie. Si le message est en franche opposition avec la pensée dominante des élites, il a sa cohérence et, à ce titre, peut séduire.

Marine Le Pen arrive-t-elle à la bonne heure? «En tout cas, je continuerai d’afficher clairement mes convictions. Je ne suis pas achetable. Tout ce qu’on raconte sur mes intentions de rapprochement, à terme, de Sarkozy ou de l’UMP est ridicule. Il n’y a aucun contact, aucune passerelle. Il n’y en aura pas.» Et d’ajouter, en éclatant de rire: «Mes seuls rapports avec le pouvoir en place, ce sont les écoutes téléphoniques, puisque je suis en permanence sur bretelles…»

Il lui reste moins de trois mois pour triompher de son rival, Bruno Gollnisch. «Pour moi, c’est un challenge sans ambiguïté. Car le futur président du FN sera notre candidat naturel et obligé dans la bataille de 2012. Et, pour cette bataille, j’ai la conviction d’être la mieux armée.»

Publié dans Europe de l'Ouest

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