Danemark. Hells Angels, Bandidos ou Black Cobra, les petits soldats du crime

Publié le par Un monde formidable

Les petits soldats du crime par Olivier Truc (Le Temps. Ch.30 août 2010)

Dans le pays réputé «le plus heureux au monde», Hells Angels, Bandidos ou Black Cobra s’entre-tuent mais ont pignon sur rue et même des porte-parole. Ils jouent sur le racisme pour recruter les jeunes

Appelons-le Nick, pour raison de sécurité. Il a un peu plus de 18 ans. Nick est un jeune Danois qui lutte pour sortir d’un engrenage où de plus en plus de jeunes basculent depuis quelques années au Danemark, ce pays scandinave qui passe pour «le plus heureux au monde». Nick fait partie de ces petits soldats du crime, chair à canon recrutée par des clubs de motards ou des bandes issues de l’immigration qui, depuis l’été 2008, se livrent à une guerre qui a fait 9morts et 87 blessés au cours de 140accrochages. La dernière fusillade a eu lieu le 21 août, quand les occupants d’une voiture ont tiré à 13reprises sur ceux d’un autre véhicule. L’enjeu est le marché de la drogue, ou de plus vagues questions d’honneur, voire de copines. Le tout sur fond de politisation du conflit.

Lorsque le journal Le Monde l’a rencontré pour la première fois, Nick avait peur pour sa vie. Il avait une dette de drogue. Il devait la rembourser deux jours plus tard, mais n’avait pas l’argent. Il se préparait à négocier quelques jours de sursis, le temps de toucher sa paye, sachant qu’il risquait de se faire passer à tabac, voire amputer d’un doigt. Il avait peur, fumait beaucoup. Et il racontait aussi qu’il avait décidé de quitter le milieu, ce qui rendait l’opération plus délicate encore.  Nick était tombé dans la spirale deux ans plus tôt. Il était supporteur du club de foot local de Brondbyet avait rejoint la cohorte des hooligans qui sont proches des motards des Bandidos. «Un soir, après un match, on a été invités à leur club pour continuer la fête.» Nick a beaucoup bu et s’est retrouvé à vendre de la drogue comme un petit soldat des Bandidos. Puis les quantités ont augmenté. Les risques aussi.  Les bagarres se sont multipliées. Contre les petites mains d’AK81: AK pour Alltid Klar, «toujours prêt», et 81 pour les lettres HA, comme Hells Angels, la bande de motards concurrente. Contre ceux des Black Cobra aussi, un gang immigré à la réputation de violence.

Quand on lui demande pourquoi il a voulu quitter ce milieu qui, de son propre aveu, lui donnait «pouvoir, fraternité, drogue et fêtes», il tire sur sa cigarette et dit en rafale: «Trop de bagarres, trop de drogues, trop de morts.» Il en a eu marre. «Je veux que ma mère soit contente de moi.»  Quitter ne sera pas facile. Surtout en ce moment où les gangs recrutent beaucoup de jeunes. Car, alors que le calme semble à peu près revenu ces derniers mois – à peine quelques blessés – tous les interlocuteurs dans les différents milieux semblent persuadés qu’une nouvelle offensive se prépare. «Et on ne pourra pas l’empêcher», constate Rune Norgaard Hansen, un des chefs de l’antigang.

Cette guerre des bandes ne serait que tristement banale si elle n’avait aussi une dimension politique, voire publicitaire. Le recrutement est devenu un enjeu de premier plan. Etonnant dans cet Etat providence où les jeunes expriment généralement une grande confiance. Durant l’été 2009, les Hells Angels, le groupe de bikers qui domine la criminalité danoise, avait lancé sur son site internet un «manifeste des chacals». Y étaient montrés du doigt ces criminels immigrés «d’origine arabe» qui «haïssent» tout ce qui est danois. La rhétorique semblait directement empruntée à DF, le parti d’extrême droitequi a imposé depuis une dizaine d’années un durcissement de la politique d’immigration.  Eux, les Hells Angels, se sont promis de défendre le Danemark et les Danois. «C’est un conflit criminel, pas ethnique, conteste le commissaire Kim Kliver, responsable de l’Unité nationale d’investigation. Les gangs polarisent le conflit pour recruter des jeunes. C’est plus facile de recruter en appelant à défendre son pays ou son quartier que le marché de la drogue.»   

La dernière trouvaille des Hells Angels a fait bondir le monde politique: créer des écoles de motards pour accueillir tous les jeunes Danois de moins de 18 ans, nombreux selon eux à être attirés par le mode de vie de ces bikers plus connus pour leur implication dans le trafic de drogue, le commerce de la contrefaçon et la prostitution. «Les jeunes peuvent venir et humer l’atmosphère du milieu», a sérieusement expliqué, au quotidien Berlingske Tidende, Jorn Jonke Nielsen, le porte-parole des Hells Angels.  Car ce groupe a un porte-parole, très sollicité par les médias danois. Il choisit ses têtes. Il a répondu négativement au Monde qui lui avait adressé une demande d’entretien par courriel, disant qu’il ne parlait généralement pas aux médias étrangers. «Trop de mauvaises expériences avec du mauvais journalisme», mettait-il en avant.  Faute d’école en dur, les Hells Angels ont pour l’instant lancé sur Internet leur «Viking Defence League» où, pour 40 euros, on devient membre et l’on obtient un tee-shirt noir avec l’emblème, un casque de Viking sur fond de drapeau danois. Leur page Facebook a déjà plus de 5000 fans. «Le fait qu’ils tentent ainsi d’attirer les jeunes est une vraie source d’inquiétude», déclare le commissaire Kim Kliver.  

Les Hells Angels sont ainsi passés maîtres dans l’art de communiquer. Ils ont la réputation d’avoir de bonnes connexions dans les médias, raison pour laquelle les gangs issus de l’immigration se méfient des journalistes.  Blessée lors de cette guerre, l’une de leurs figures de proue est Brian Sandberg, baptisé «motard de la jet-set. Et héros d’une biographie très autorisée, sortie ce printemps, au titre sans équivoque, Gangster, écrit par un journaliste en vue. Avec ses lunettes branchées, sa Rolex et ses habits de marque, Sandberg a contribué à moderniser l’image du biker. Il est un des meilleurs recruteurs de l’AK81, quoiqu’il s’en défende. «Les Hells Angels attirent les jeunes avec des missions qui ne semblent pas si terribles au départ et ne donnent pas le sentiment de sombrer dans la criminalité, comme conduire une escort girl à ses rendez-vous ou écouler des produits copiés, raconte Morten Frich, un reporter du quotidien Berlingske Tidende. Quand les Hells Angels ont publié leur manifeste expliquant que leur combat était culturel, beaucoup de Danois se sont reconnus là-dedans, même sans être Hells Angels. Jonke, le porte-parole des Hells Angels, est tellement populaire qu’il pourrait être député.»

Ce discours trouve un écho même chez certains policiers, comme LeMonde a pu le constater au cours d’une patrouille avec des hommes de l’antigang. Gilet pare-balles de rigueur, Henrik Mikkelsen, inspecteur en civil, sort ce soir-là avec deux collègues. Il a grandi à Norrebro, ce quartier au nord-ouest de Copenhague où sévit le gang de Blagards Plads et où ont eu lieu la plupart des échanges de tirs. «Les membres des gangs immigrés n’ont pas la bonne attitude, dit cet homme qui a été menacé de mort quelques heures auparavant par un dealer «musulman», selon son expression, qui a dit tranquillement toute sa haine des flics. Avec les Hells Angels, c’est différent. Si l’on doit fouiller une de leurs voitures, ils vous laissent faire.»  Quand on lui demande ce qu’il pense du «manifeste des chacals», l’inspecteur n’hésite pas: «Oui, c’est en partie un combat culturel, mais les politiciens ne veulent pas le dire.»

Difficile pourtant de parler d’un camp «d’en face», puisque les alliances sont mouvantes, au gré des intérêts du moment. Au milieu des années 1990, Hells Angels et Bandidos s’étaient livrés à une guerre durant deux ans. Bilan: 11 morts et un accord de paix immortalisé par les caméras de télévision.  Après avoir été sur la touche ces dernières années, les Bandidos tentent de créer des alliances avec les gangs immigrés. Ces derniers relayent la frustration et l’échec de l’intégration, le sentiment, comme dit un jeune de la banlieue de Taastrup, que les Danois font «la chasse aux musulmans».  «On peut le faire aussi, prendre un Uzi et aller tirer comme des fous dans les quartiers danois», confie un ancien d’un gang issu de l’immigration de Norrebro. Pour lui, la raison du conflit est claire: «Il existe une haine de longue date qui n’a fait que grossir. Les bandes d’immigrés, c’est pas assez naturel dans un pays où vous vous sentez discriminé.»

Dans le quartier de Norrebro, Khalid Alsubeihi travaille depuis quinze ans avec les jeunes. Il est de plus en plus inquiet. «Des gamins de 13-14 ans sont embarqués dans les gangs. Dans mon propre club, des jeunes menacent, battent, expulsent de leur territoire d’autres jeunes s’ils refusent de vendre du haschich ou de faire la sentinelle.»   Faute de mieux, Khalid Alsubeihi a lancé en début d’année une association afin d’utiliser l’islam pour sortir les jeunes de la mouvance des gangs. «Pour moi, la religion peut être un moyen de devenir un homme bon. Mais les Danois sont très suspicieux pour tout ce qui touche à l’islam.»  Khalid Alsubeihi reproche l’absence de trop nombreux parents et le manque d’engagement des partis politiques. Mais il accuse aussi les bandes immigrées d’user du même registre que les Hells Angels. «Ils jouent aussi la carte raciale, disant que les Danois nous haïssent parce que nous sommes musulmans. Ils en profitent ainsi pour recruter.»

Certains responsables politiques, notamment à l’extrême droite, envisagent aujourd’hui l’interdiction des clubs de motards. Pour les jeunes issus de l’immigration, le discours est aussi au durcissement. Nick, quant à lui, a finalement réussi à s’acquitter de sa dette. En gardant tous ses doigts. Mais il va devoir fuir. Il a un plan: il va s’engager dans l’armée.

Publié dans Europe de l'Ouest

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