France. Le piège de l'identité nationale

Publié le par Un monde formidable

"Je n'ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines" (Romain Gary)

Le piège de l'identité nationale par John Mac Arthur(*)  (Source : Le Devoir. Québec. 11 janvier 2010 )

Vers la fin de 2009, Nicolas Sarkozy a déclenché deux polémiques importantes en France - l'une en réponse à sa proposition de faire entrer Albert Camus au Panthéon, et l'autre à propos de sa tentative de définir «l'identité nationale». Que ces deux sujets soient liés dans mes pensées ne veut pas dire que «l'Omniprésident», souvent ridiculisé pour ses actes et déclarations à première vue irréfléchies, ait lui-même calculé au même moment l'effet de ces deux controverses sur l'électorat. Ce qui est sûr, c'est que comme tout politicien, Sarkozy cherche toujours de vulgaires avantages déguisés en grande rhétorique. Le génie stratégique du président français est, quand cela lui est utile, de paraître aussi gauchiste que la gauche (par exemple sur la réglementation des banques) et aussi antiarabe que le Front national (au sujet de l'immigration).

Quel que soit son ultime objectif, les positions présidentielles sur Camus et «l'identité nationale» ont suscité de vives critiques par certains, qui décodent une mauvaise foi dans les tactiques astucieuses de l'Élysée. Du côté de l'extrême droite, Jean-Marie Le Pen a qualifié la possible canonisation de Camus de «choix électoraliste — celui d'un écrivain pied-noir à quatre mois des élections régionales [Le Pen est en tête de liste dans une région composée de beaucoup de pieds-noirs qui ont fui leurs pays lors de l'indépendance en 1962], dans lesquelles la majorité va probablement subir une lourde défaite», ce qui fait partie d'une campagne menée par le chef d'État pour «multiplier les gestes en faveur des catégories sociales qu'il pense être favorables au Front national».

Du côté de la gauche intellectuelle, Olivier Todd, biographe de Camus, a ironisé sur un président français de droite qui «s'apprête à rebarbouiller l'icône», alors que Camus était majoritairement à gauche dans ses prises de position publiques (sauf, notamment, sur l'indépendance de l'Algérie, où son point de vue ambigu avait beaucoup fâché la gauche).

Quant à l'identité nationale, Sarkozy a choisi comme tribune un journal de gauche traditionnel, Le Monde, pour disserter sur le vote en Suisse interdisant la construction de nouveaux minarets sur les mosquées. Profitant d'une nouvelle donne franchement antimusulmane dans un pays reconnu pour sa défense de la liberté religieuse, il a prestement exprimé sa tolérance envers «un tel rejet» des principes de tolérance soi-disant français et européens, bien que ce rejet «ne nous plaise pas», a-t-il ajouté. Surtout, croit le président français, il ne faut pas en vouloir au peuple suisse craignant «que leur cadre de vie, leur mode de pensée et de relations sociales soient dénaturés».

Tout en tenant à ce que ses «compatriotes musulmanes» puissent jouir «des mêmes droits que tous les autres à vivre leur foi», le président voulait «leur dire aussi que, dans notre pays, où la civilisation chrétienne a laissé une trace aussi profonde, où les valeurs de la République sont partie intégrante de notre identité nationale, tout ce qui pourrait apparaître comme un défi lancé à cet héritage et à ces valeurs condamnerait à l'échec l'instauration si nécessaire d'un islam de France qui, sans rien renier de ce qui le fonde, aura su trouver en lui-même les voies par lesquelles il s'inclura sans heurts dans notre pacte social et notre pacte civique».

Ouf! Beaucoup de mots simplement pour déstabiliser le Front national et contrarier la gauche (Martine Aubry, chef du Parti socialiste, a accusé son rival d'avoir fait «honte à la France en voulant opposer identité nationale et immigration»). Cependant, je trouve que Sarkozy, sans le faire exprès, nous a donné une belle occasion de prendre conscience de tendances françaises qui sont bien loin de l'esprit d'indulgence affiché dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen - la tradition antisémite, qu'elle soit lancée par la police de Vichy contre les Juifs pendant l'Occupation, qu'elle soit braquée par la police parisienne sur les manifestants algériens en 1961.       (....)

(*) John R. MacArthur est éditeur de Harper's Magazine, publié à New York.

Identité nationale. Le point de vue de Maryse Tripier* (Source :  actu.orange. 15/01/10)

"Il y a d'importants et anciens débats dans les sciences sociales sur la notion d'identité. C'est à la fois un mot que tout le monde emploie mais également un concept extrêmement difficile à définir et à utiliser. La notion d'identité ne rend pas compte de la réalité car il y a de nombreux mouvements d'identification et des sentiments d'appartenances multiples. Le terme "identité" a tendance à figer de manière intemporelle, à définir arbitrairement quelque chose qui est en constante évolution. Dire de quelqu'un ou d'un groupe voila son identité est toujours sujet à caution. Les identifications sont dynamiques que ce soit au niveau individuel ou au niveau collectif.  De plus, il est assez ennuyeux d'accoler les termes "identité" et "nationale" car s'il existe une histoire nationale, d'ailleurs en constante réévaluation, – un droit, un territoire, un patrimoine – ces réalités ne résument pas l'identité. Justement ce qui est gênant dans ce débat, c'est qu'on a très souvent réduit l'identité nationale à l'héritage et à l'histoire. De coup, cela exclut forcément celui qui n'en est pas.

Mais ce qui me dérange le plus, c'est d'abord qu'il n'a pas été mené avec l'apport des scientifiques mais a été organisé par un ministère dont l'intitulé est quand même extrêmement inédit. Accoler les mots "immigration" et "identité nationale" ne pouvait que faire dériver ce débat. Celui-ci part du principe que l'immigration pose un problème à l'identité nationale.

Le "problème" de l'immigration est d'être toujours posé comme un problème et de ne pas l'avoir imaginé autrement. On a fait rentrer dans la tête des gens que l'immigration a priori posait problème et ne pouvait pas être vue d'un point de vue positif, comme dans d'autres pays. Cette stratégie du bouc-émissaire a une incidence considérable. C'est une idée qu'il aurait fallu "combattre" et que l'on a au contraire laissé se développer. On ne peut pas comprendre la montée du FN autrement. Il est probable que le FN reprenne des voix aux élections régionales, car finalement c'est à lui que ce débat profite.

Par contre, il est intéressant de s'interroger sur la situation de la France, à l'heure de la mondialisation, de l'Europe, sur ses atouts et ses faiblesses démographiques, culturelles, éducatives... Cette question méritait d'être soulevée mais pas sous le concept d'identité qui est un mécanisme d'inclusion-exclusion.

On n'était pas non plus obligé d'initier ce débat par un gouvernement et surtout par le ministre en charge d'une politique d'immigration sécuritaire et restrictive. Dans ces conditions là, cela allait forcément se développer sous la forme de "immigration" égal problème. Il y a sûrement eu un petit calcul électoral mais ce n'est pas l'essentiel. Ce débat entérine la continuation d'une vision du monde dans laquelle l'autre, l'étranger est considéré comme un adversaire ou comme un bouc-émissaire. On est dans cette optique frileuse mais aussi dangereuse, où l'on crée des ennemis de l'intérieur, des frontières que l'on renforce, au lieu de créer des passerelles."

*Professeur de sociologie à l'Université Paris-Diderot et membre de l'unité de recherche "Migrations et société" (UMRIS). Auteur du livre Sociologie de l'immigration avec Andrea Rea, éditions La découverte, 2008.

Publié dans Discriminations

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article