USA. New York: quartiers de Pomme sur la Toile

Publié le par Un monde formidable

Quartiers de Pomme sur la Toile par Abertine Bourget  (Le Temps. 21/10/09)

La Toile sert d’exutoire et de relais à des New-Yorkais qui dénoncent la mainmise de l’argent sur leur ville. Une lutte qui semble désespérée, avec quelques éclaircies

C’est un chevalier qui milite pour l’ancien temps. Mais qui fixe ses rendez-vous par e-mail. Ses textes sont rédigés sous le titre de Lost City, la cité perdue. Mais ils sont publiés en ligne, sous forme de blog*. Rendez-vous a été pris avec lui dans son quartier de Brooklyn. Il se fait appeler Robert.

Utiliser la technologie et les moyens de communication actuels pour critiquer la modernisation. Comme passablement d’autres, Robert a donc choisi la Toile pour raconter, de manière obsessionnelle et fascinante, les changements, les disparitions et les bouleversements – mais aussi les lueurs d’espoir – urbanistiques qui affectent sa ville de New York. Les cafés de quartier qui ferment pour de bon. Les «delicatessen» qui rouvrent par miracle. Les démolitions. Les boutiques standardisées qui remplacent des lieux de vie du coin. Des merveilles architecturales, des trésors mal connus et dénichés au coin d’une rue. Sur la Toile, Robert et ses pareils se sont mués en géographes de proximité, en cartographes du monde connu.

Amoureux transis de la Grande Pomme, Robert et ses collègues blogueurs ne reconnaissent plus leur belle, en train de se dérober et de perdre son âme sous leurs yeux, disent-ils. Pourtant, New York n’est-elle pas le centre du changement? Oui mais cette fois, c’est différent, clament les blogueurs. La ville, flétrie, pourrait ne pas s’en relever. «Bien sûr que le changement est la nature même de New York. Mais ces dix dernières années, elle s’est transformée beaucoup plus vite que d’habitude. Aujourd’hui, tout ce qui compte, c’est l’immobilier et l’argent. Les New-Yorkais se divisent entre ceux qui pensent comme moi, et ceux qui veulent un nouveau Starbucks au coin de la rue», résume Robert.

Cet amoureux d’expresso «à l’européenne» vit de sa plume. Il a pris un pseudonyme pour son blog, qui reçoit chaque mois 45000 visites. Beaucoup de New-Yorkais comme lui, mais aussi d’autres Américains et des curieux du monde entier. Difficile pour qui n’habite pas Manhattan de saisir vraiment ce dont il est question. L’Européen de passage a simplement du mal à imaginer ce temps, pourtant pas si lointain, où Central Park était un coupe-gorge et où la ville traînait une réputation décadente. Le changement radical amorcé par le maire républicain Rudolph Giuliani et renforcé par son successeur Michael Bloomberg irait de pair avec une standardisation et un embourgeoisement étouffants.

Le signe le plus fort remonte à 2007. Stanley Bard, patron du mythique Chelsea Hotel depuis un demi-siècle, était déposé par ses actionnaires – un véritable crime, disent certains. Les touristes qui continuent de descendre en nombre dans l’établissement sur la 222 West 23rd Street, celui-là même qui hébergea Leonard Cohen ou Bob Dylan, remarquent-ils la bannière qui réclame, sur l’immeuble voisin, le retour de «Stanley»? Depuis, d’autres voix plus ou moins célèbres s’élèvent. L’acteur Chris Noth, désormais figé dans son rôle d’éternel amant dans la série culte Sex and the City, s’étouffe régulièrement dans les colonnes locales pour dénoncer la mainmise des enseignes commerciales de luxe sur sa ville.

Jeremiah – c’est aussi un pseudonyme – tient lui aussi un blog, Vanishing New York **. «Le changement vécu par New York ces dix dernières années est cataclysmique. Elle est devenue une ville dans laquelle seuls les très riches peuvent vivre. Ceux d’entre nous qui sommes venus ici parce qu’ils n’étaient pas à l’aise avec leurs origines sont laissés de côté, sans parler des nombreux habitants nés ici qui doivent partir. L’âme de la ville, sa créativité, est en train de mourir», assène-t-il.

Pêle-mêle, Jeremiah cite le Lower East Side, quartier d’immigrants d’abord irlandais, puis italiens, chinois, juifs, aujourd’hui rasé pour faire place à des restaurants et à des hôtels branchés. Le Michael’s bar, dans le district des théâtres, remplacé par une tour de quarante étages. Le club de rock CBGB, remplacé par la boutique de luxe John Varvatos – «La contre-culture chaotique remplacée par un symbole de luxe et de conformisme». Mais encore le steakhouse Frankie and Johnny’s, le Katz’s Delicatessen, le restaurant Gino, Erasmus Hall… Certains ne sont pas encore fermés, mais vivent en sursis, avec la menace de traites impayables au-dessus de leurs têtes.

Selon ces blogueurs, «un capitalisme sans régulation s’est emparé de la culture américaine». Là aussi, New York s’est trouvée aux avant-postes. «Des gens qui voulaient le meilleur statut social se sont précipités ici. Le 11 septembre a également joué un rôle. Les gens avaient peur, et ils étaient prêts à payer plus pour se sentir en sécurité», explique Jeremiah. Et c’est ainsi que les bâtiments en brique ont été démontés, blocs après blocs, pour laisser la place à des boîtes de verre. Robert, lui, dénonce l’influence de l’homme le plus riche de la Grosse Pomme. «(Michael) Bloomberg n’est pas né ici. Il encourage énormément la construction. Tout est plus grand, plus propre, mais construit sur du sable. Les gratte-ciel de Manhattan faisaient la fierté de leurs bâtisseurs. Aujourd’hui, ils se fichent de savoir si leurs bâtiments seront encore debout dans vingt ans.»

Robert se défend d’être un nostalgique arc-bouté sur la défense du passé à tous crins. «Les lieux que nous défendons ont une fonction vitale pour la ville. Les «delis» et autres épiceries de quartier représentent son histoire. On ne peut pas juste la balayer.» Tout de même, des créations nouvelles trouvent grâce à ses yeux. «Tout n’est pas à jeter! Je trouve superbe la Hearst Tower (gratte-ciel de Normand Foster inauguré en 2006 près de Colombus Circle, ndlr). Et la High Line (section de l’ancienne ligne de fret dans le Lower West Side, réhabilitée en ceinture verte en juin dernier) est magnifique!»

Séparément et spontanément, les deux hommes avouent manquer d’optimisme pour l’avenir. La crise actuelle ne devrait pas induire de changement de fond. Mais ils trouvent du réconfort dans le partage de ce qui reste un amour immodéré pour la Grosse Pomme. «Mon blog m’a donné un sentiment de pouvoir, l’impression de faire quelque chose dans une lutte qui semble souvent sans issue, et m’a fait me sentir moins seul», résume Jeremiah. Robert, lui, veut croire à des petits changements possibles. «Dans mon quartier de Brooklyn, nous nous sommes battus pour préserver des bâtiments historiques. Nous avons tempêté, crié, blogué. Cela a marché.»

* http://lostnewyorkcity.blogspot.com 
** http://www.forgotten-ny.com

Publié dans Amérique du Nord

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article