USA. La torture, ce passé qui hante l’Amérique d’Obama
La torture, ce passé qui hante l’Amérique d’Obama par Stéphane Bussard. (Le Temps. 16 septembre 2009)
Confronté aux conflits d’Afghanistan et d’Irak, le président n’est pas prêt à soumettre le pays à un examen de conscience. Malgré les accusations contre les pratiques de la CIA pendant les années Bush
Au cœur de la forêt de Langley, dans la petite commune tranquille de Virginie, la Central Intelligence Agency (CIA), les services secrets américains, traverse une mauvaise passe. Le 24 août dernier, le ministre américain de la Justice, Eric Holder a décidé de nommer un procureur spécial, John Durham. Sa mission? Enquêter sur les abus perpétrés par des agents de la CIA lors d’interrogatoires découlant de la guerre contre le terrorisme déclarée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.
Avant de trancher, le ministre de la Justice s’était enfermé deux jours dans son bureau. Il en est ressorti «choqué et peiné» et surtout déterminé à examiner les éventuelles violations de la Constitution américaine. Sa détermination a été telle qu’elle embarrasse le président Barack Obama, réticent à remuer les années George W. Bush, de peur de mettre le pays sens dessus dessous.
La CIA elle-même s’est raidie et a récemment refusé de publier de nouveaux documents de peur de «porter sérieusement atteinte à la sécurité nationale». Mais Eric Holder n’en démord pas: «En tant que ministre de la Justice, mon devoir est d’examiner les faits et de faire respecter la loi. Au vu de toutes les informations disponibles, il est clair à mes yeux que cet examen est la seule décision responsable à prendre.»
Simulations de noyade
Ce même 24 août a été publié un rapport daté de 2004 et classé jusqu’ici top secret. Son auteur, l’inspecteur général de la CIA, révèle la réalité de la lutte contre le terrorisme menée par l’Amérique. Le document de 109 pages, publié à la suite d’une plainte déposée par l’American Civil Liberties Union (ACLU), puissante organisation de défense des libertés civiles, en vertu de la loi sur la liberté de l’information, est caviardé à plusieurs endroits. Il fait néanmoins état de pratiques connues, mais aussi de tortures que les responsables de la lutte contre le terrorisme n’avaient pas autorisées.
Il détaille des pratiques stipulées dans un document sur la torture élaborée par l’administration Bush, qui «permet l’utilisation de traitement cruel, inhumain ou dégradant dans des circonstances qui l’exigent telles qu’une urgence nationale ou une guerre». Parmi les tortures utilisées pour contraindre les présumés terroristes ou djihadistes à faire des révélations sur Al-Qaida ou d’autres mouvances terroristes figurent les simulations de noyade (waterboarding), des privations de sommeil, des menaces à la perceuse électrique ainsi que des menaces de tuer voire violer des membres des familles de détenus.
Certains interrogateurs ont aussi recouru à une pratique non autorisée par la hiérarchie, consistant à presser la carotide du détenu jusqu’à ce qu’il soit sur le point de s’évanouir. Un prisonnier en Afghanistan a subi ce traitement à trois reprises et en est mort. Autre technique: la simulation d’exécutions sommaires. Pendant qu’un agent de la CIA interrogeait un présumé terroriste, d’autres agents simulaient des cris et des éclats de voix interrompus brutalement par un coup de feu. L’association américaine Médecins pour les droits de l’homme est indignée. Selon elle, il n’est pas exclu que des expérimentations humaines aient été réalisées par des professionnels de la santé.
«Chasse aux sorcières»
La publication du rapport et la nomination d’un procureur spécial ont provoqué une tempête politique. De nombreux républicains craignent que cette quête de coupables empêche le renseignement américain de faire son travail consistant à déjouer d’éventuels attentats fomentés par des islamistes radicaux. Le leader des républicains de la Chambre des représentants, John Boehner, fustige cette volonté de revoir le passé: «Les hommes et les femmes qui protègent ce pays ne devraient jamais craindre une condamnation pénale à la suite d’une élection. La décision de l’administration Obama relève davantage de la chasse aux sorcières destinée à satisfaire des alliés politiques que d’une stratégie visant à protéger le peuple américain.»
L’ex-vice-président de George W. Bush, Dick Cheney, considéré comme le mentor politique du système de torture, crie au scandale arguant que grâce aux méthodes musclées d’interrogatoires, les Etats-Unis n’ont plus été attaqués sur leur territoire depuis huit ans.
Le cas de Khalid Cheikh Mohammed
Dans les rangs des responsables américains de la lutte contre le terrorisme, une question centrale fait débat: ces méthodes permettent-elles d’obtenir des informations essentielles des terroristes présumés? Khalid Cheikh Mohammed est en ce sens un cas emblématique. Considéré comme le cerveau des attentats du 11 septembre 2001, celui que les Américains surnomment KSM n’avait fourni, peu après sa capture en mars 2003, que des informations obsolètes, imprécises et incomplètes, selon le rapport de l’inspecteur général de la CIA. Tout cela avant qu’il ne soit soumis à la torture. En l’espace de quelques semaines, KSM subit une série de «tests», dont sept jours et demi de privation de sommeil et 183 simulations de noyade.
Des responsables de la CIA estiment que ces traitements ont «transformé l’homme», dont l’esprit «fut cassé». Résultat: Khalid Cheikh Mohammed, explique le Washington Post, écrit aux Américains «un essai» sur les ambitions nucléaires d’Al-Qaida. Il révèle ses propres plans post-11 septembre pour attaquer l’Arabie saoudite, l’Asie de l’Est, mais aussi les Etats-Unis, dont le pont de Brooklyn à New York. Il explicite la doctrine stratégique d’Al-Qaida. Sous couvert d’anonymat, un agent de la CIA explique que KSM s’est mis à parler pour une raison simple: ayant subi des actes de torture violents, il pouvait assumer «qu’il avait rempli son devoir vis-à-vis de l’Islam et de la cause qu’il défendait».
Doc Mitchell et Doc Jessen
Aujourd’hui, les Américains se demandent comment leur démocratie a pu engendrer un tel système. Le New York Times a enquêté sur les «architectes» du plus ambitieux programme d’interrogatoires dans l’histoire de la lutte antiterroriste américaine. Leur nom: Doc Mitchell et Doc Jessen, deux très bons connaisseurs des tortures pratiquées par les Chinois voici quelques décennies, mais n’ayant jamais réalisé de vrais interrogatoires. Le premier, Jim Mitchell, était un expert en explosifs de l’Air Force. Au moment des attentats du 11 septembre, il venait de prendre sa retraite en qualité de psychologue d’une unité spéciale d’élite en Caroline du Nord. Bruce Jessen, un mormon, était un psychologue auprès de l’Ecole de survie de l’Air Force, qui dispense un entraînement conçu à partir des enseignements tirés de la Guerre de Corée.
En décembre 2001, dans la banlieue de Philadelphie, des professeurs et officiers du renseignement réfléchissent à la manière de combattre l’islamisme radical. On y prône la technique de la «résignation acquise» (learned helplessness). Les deux experts la testent en Thaïlande en juillet 2002 en interrogeant Abou Zubaydah, le numéro trois d’Al-Qaida de l’époque. Ils le soumettent à 83 simulations de noyade. Aujourd’hui, les deux psychologues sont tombés en disgrâce avec l’administration Obama et leur contrat avec la CIA a été dénoncé. Ils se sont déjà assurés les services d’un avocat réputé pour leur défense au cas où ils seraient inculpés.
«Un terrible précédent»
Depuis son arrivée à la Maison-Blanche, Barack Obama a pris plusieurs mesures pour rompre avec les années Bush. A la fin août, le Pentagone a par exemple commencé à fournir au CICR les noms des prisonniers détenus secrètement dans les prisons d’Irak et d’Afghanistan. Néanmoins, le processus engagé par le ministre de la Justice Eric Holder est-il suffisant? Directeur de Human Rights Watch au siège de New York, Kenneth Roth fait part de son scepticisme, même s’il reconnaît que «c’est un pas dans la bonne direction. Mais les limites posées à l’enquête sont très décevantes. On ne s’intéresse qu’aux interrogateurs qui ont dépassé le cadre prévu par le mémo sur la torture. C’est totalement insuffisant. Il faut aussi enquêter sur ceux qui ont donné les ordres en haut lieu et sur les auteurs du document légalisant de telles pratiques.» Pour Kenneth Roth, le risque d’une enquête aussi restreinte est de renforcer implicitement la théorie de George W. Bush selon laquelle la polémique au sujet de la torture se réduit à un problème de quelques abus. «De hauts responsables de Bush ont orchestré et légalisé la torture. C’est injustifiable. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans le rapport de la CIA, c’est qu’on estime que les simulations de noyade sont acceptables alors que certains abus ne le sont pas. C’est une distinction ridicule.»
Le directeur de Human Rights Watch estime dangereux le credo de Barack Obama selon lequel les Etats-Unis doivent désormais se tourner vers l’avenir et non vers le passé. «C’est une abdication par rapport à l’obligation de faire respecter la loi. Cela risque de promouvoir une culture de l’impunité qui pourrait encourager les futures administrations à recourir à nouveau à la torture», relève-t-il. Ce serait un «terrible précédent», craint Kenneth Roth qui admet qu’Obama a stoppé la torture, mais qu’un futur président pourrait ne pas avoir les mêmes scrupules. «C’est d’autant plus regrettable que les Etats-Unis sont un exemple puissant, mais qu’en agissant ainsi, ils risquent d’abaisser les critères qui sous-tendent la démocratie.»
Confronté aux conflits d’Afghanistan et d’Irak, le président américain n’est pas prêt à soumettre l’Amérique à un vaste examen de conscience. Il a néanmoins décidé de créer une unité d’élite dépendante de la Maison-Blanche pour mener les interrogatoires de terroristes présumés. Si cette mesure n’apparaît pas comme une sanction, elle n’en retire pas moins des compétences à la CIA.