USA. Des Africains à la rescousse de la culture cajun
Des Africains à la rescousse de la culture cajun par Joell Millman (The Wall Street Journal. 03/06/10)
De plus en plus de francophones venus de différents pays d’Afrique enseignent en Louisiane. Ils contribuent à y préserver la langue française.
L’excursion au village acadien est un rite de passage obligatoire pour les écoliers du pays cajun. Il s’agit d’une leçon d’histoire dispensée sur le terrain dans un village reconstitué semblable à ceux que construisaient les réfugiés francophones venus du Canada, il y a deux siècles et demi.
Aujourd’hui, cette histoire est souvent racontée par des Africains. L’un d’eux, Cyran Hounnou, enseigne à des élèves de cinquième, à l’école de Moss Bluff, près de la ville de Lake Charles, en Louisiane. Cela fait plusieurs années qu’il emmène ses classes ici. Au mois d’avril, il a guidé quarante enfants à travers le village, passant sans effort de l’anglais au français, et vice versa. “Ils ont dû prêter allégeance à la reine d’Angleterre et faire le changement de religion*”, explique Cyran Hounnou en préambule, tout en fronçant les sourcils avec une colère feinte, tandis que ses élèves prennent des notes. A l’entendre, le conflit franco-anglais pour le Canada avait tout d’une guerre de clans. “Les Anglais disaient : ‘Il faut être protestant, pas catholique’”, ajoute ce professeur de 47 ans. “Les Acadiens ont refusé. Alors, ils ont été déportés. C’est ce qu’ils ont appelé le Grand Dérangement* !” Cyran Hounnou parle anglais, français, espagnol et, affirme-t-il, sept des trente-deux langues du Bénin, son pays d’origine.
Ici, des dizaines de professeurs talentueux comme lui forment une véritable Légion étrangère d’enseignants. Ils viennent renforcer un personnel venu du Canada, d’Haïti, de Belgique et de France, alors que les Acadiens vivant dans la Louisiane d’aujourd’hui, les Cajuns, s’efforcent de préserver leur langue, de moins en moins parlée dans le bayou. Le programme d’immersion française visant à sauver cette culture, au bord de l’extinction il y a trente ans, est l’une des plus belles réussites de la Louisiane sur le plan éducatif.
Mais la récession actuelle contraint certaines écoles à envisager l’impensable : supprimer l’enseignement du français. La paroisse de Calcasieu, qui inclut l’école de Moss Bluff où travaille Cyran Hounnou, s’est battue des semaines durant contre une proposition visant à mettre fin au programme d’immersion française. Le 4 mai, le conseil de l’école a finalement voté contre la coupe budgétaire en question, au grand soulagement des francophiles. “Notre génération n’a pas eu cette chance. Mon grand-père ne parlait que français, et je n’ai jamais pu discuter avec lui”, déplore Rose Comeaux, dont le fils, Phillip, fréquente la classe de l’enseignant béninois. Elle fait partie des dizaines de parents qui ont exigé le maintien des cours de français.
Depuis 1968, le français est enseigné à l’école publique Pendant des décennies, le français a été interdit dans les écoles publiques de Louisiane. Ici, beaucoup de familles se souviennent d’avoir vu un de leurs proches rentrer de l’école en pleurs, puni pour ne pas avoir parlé anglais, une langue que peu pratiquaient à la maison. Mais, dans les années 1960, les Cajuns se sont inspirés du mouvement de lutte pour les droits civiques des Africains-Américains pour obtenir le statut de minorité. Ils ont alors été autorisés à enseigner le français dans les écoles publiques. Et des gouvernements étrangers, en particulier ceux de la France et de la Belgique, leur ont donné un coup de pouce, subventionnant leurs professeurs pour qu’ils viennent enseigner en Louisiane.
Au début, certains Cajuns ont vu d’un mauvais œil la venue d’enseignants africains, qui, souvent, étaient les premiers Noirs à enseigner dans les écoles rurales. Mais, aujourd’hui, les parents voient les choses autrement. “Avoir un professeur africain, ça élargit son horizon”, estime Rose Comeaux. Son fils aussi apprécie Cyran Hounnou. “Il est intéressant, s’enthousiasme Phillip. Il nous a raconté des trucs sur la culture africaine, sur les masques et tout.”
Rares sont les enseignants de français qui sont nés dans la région. Par exemple, sur les onze enseignants qui officient dans les écoles de la paroisse de Saint-Martin, considérée comme le centre du pays cajun, un seul est né en Louisiane. Les autres viennent de France, du Canada et de Belgique. Les deux enseignants belges sont d’ailleurs nés en Afrique, l’un au Cameroun et l’autre au Sénégal. Une agence de l’Etat de Louisiane, le Conseil pour le développement du français en Louisiane (Codofil), s’occupe du recrutement de professeurs à l’étranger. Elle demande chaque année à Washington des visas de travail temporaire pour les 130 enseignants qui s’expatrient trois ans en Louisiane. Les meilleurs d’entre eux, comme Cyran Hounnou, se voient parfois demander de rester plus longtemps et, à terme, obtiennent une carte verte. Cyran Hounnou et ses collègues maliens, sénégalais, congolais et togolais disent en plaisantant que leur travail est le pendant de celui des jeunes volontaires américains des Peace Corps. La différence majeure, c’est que la Louisiane offre aux Africains un bon salaire et divers avantages, ainsi qu’un tremplin vers la citoyenneté américaine.
La Louisiane comptait 198 000 francophones en 2000 De nos jours, des Africains originaires de Côte-d’Ivoire, du Burkina Faso et du Mali enseignent dans des classes majoritairement composées d’enfants cajuns blancs. Ils enseignent également à des élèves noirs dont les ancêtres étaient francophones. Certains Africains disent qu’ils reconnaissent des traits de leurs propres ancêtres sur les visages des Africains-Américains d’ici. “Des gens de ma tribu, les Ewés, sont venus en Louisiane. Je peux le voir à la tête des gens d’ici”, confie Fafadji Acouetey, qui enseigne dans une école maternelle de la Nouvelle-Ibérie. Né au Togo, il a obtenu la citoyenneté américaine l’an dernier. D’autres reconnaissent leurs racines dans la cuisine louisianaise. “Le gumbó, nous en mangeons aussi en Afrique”, affirme en riant Odile Mobé, une Camerounaise qui enseigne en Nouvelle-Ibérie. Bibá Idé, qui vient du Niger et enseigne dans la paroisse de Jefferson Davis, note une autre similarité : “Ici, il y a une fête avec du cochon. Nous, nous utilisons un agneau ou un bœuf. Mais la fête porte le même nom.”
Et puis, il y a les Senegal, un clan qui descendrait d’une famille d’esclaves affranchis, laquelle aurait commencé à acheter la liberté de ses membres au début du xixe siècle. Aujourd’hui, ce nom de famille foisonne dans l’annuaire téléphonique de petites villes comme Carencro et Jennings, où enseigne Bibá Idé. Elle affirme avoir eu trois élèves portant ce nom au cours des dix dernières années. D’après le recensement de l’an 2000, la Louisiane comptait seulement 198 000 francophones, soit un recul de 20 % par rapport à 1990. Nombre d’entre eux ayant depuis longtemps passé l’âge de la retraite, le recensement de 2010 devrait révéler des chiffres encore plus faibles. Les francophiles espèrent toutefois que la courbe se redressera après 2020, lorsque les élèves d’aujourd’hui fonderont leurs propres foyers. “Il en va du rayonnement de la culture française, résume Cyran Hounnou. Souvenez-vous, quelle que soit la grandeur d’un pays, il aura toujours besoin des petites gens pour l’aider.”
Note : * En français dans le texte.