USA. Brown, c'est la couleur du métissage, de l'amour, de la liberté.
Brown, c'est la couleur du métissage, de l'amour, de la liberté. C'est aussi l'avenir des Etats-Unis, se réjouit l'essayiste Richard Rodriguez (*). Entretien réalisé par Suzy Hansen (Source : Le Courrier International. 17/10/02)
Sans races, nous n'aurions pas de musique, pas de films, pas de prisons, pas de politique, pas d'Histoire, pas de bibliothèques, pas d'universités, pas de conversations, pas de motivations. Ni Dorothy Dandridge. Ni Bill Clinton", écrit l'essayiste et journaliste Richard Rodriguez dans Brown : The Last Discovery of America [Brown : la dernière découverte de l'Amérique ; Viking, New York, 2002]. Pourtant, Rodriguez ne souhaite rien de plus au monde que faire voler en éclats le concept de race et introduire l'idée d'une Amérique brown [littéralement : brune, mais aussi métisse, dans tous les sens du terme], impure, indistincte et contradictoire. Pour Rodriguez, "seule la confusion peut nous sauver".
La confusion n'est peut-être pas ce que recherchent les lecteurs qui essaient d'y voir plus clair sur les questions de race et d'ethnicité. Pourtant, les essais optimistes et souvent sentimentaux qui composent Brown reflètent ce qui se passe déjà aux Etats-Unis : un grand nombre d'Américains se définissent comme hispaniques, ce qui, souligne Rodriguez, n'est pas une catégorie raciale. Les Américains continuent de se mêler, et ce en dépit des classifications du recensement et des programmes d'intégration prioritaire, dont le but est d'accentuer les différences. Le premier essai du livre s'intitule The Triad of Alexis de Tocqueville [La triade d'Alexis de Tocqueville]. Rodriguez décortique la scène du livre de Tocqueville De la démocratie en Amérique, où une Indienne et une esclave africaine veillent sur un enfant blanc, la fille d'Europe. Le souvenir de ce trio plane sur l'ensemble de l'ouvrage, chaque personnage se retrouvant à tour de rôle en confrontation directe avec l'un des deux autres. Richard Rodriguez nous a reçus chez lui, à San Francisco.
La plupart des gens vont croire que vous parlez de couleur de peau dans votre livre.
R. Rodriguez: Oui. Et de Latinos. En fait, vous parlez d'idées brown.
Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?
Ce qui m'intéresse dans le brun, c'est qu'on l'obtient avec beaucoup de couleurs différentes. Au départ, j'avais l'impression que la plupart des Américains voyaient les Hispaniques de cette couleur. Mais ce qui m'intéressait n'était pas tant l'aspect hispanique de la chose que la couleur, le brun : qu'est-ce que le brun ? Il m'a semblé que les principales questions posées par la couleur aux Etats-Unis étaient dues au fait que nous sommes tous, avec nos différentes couleurs, nos différentes nuances, en train de nous fondre les uns avec les autres et de créer une nation brown.
J'ai essayé d'écrire un livre brown, c'est-à-dire de manière brown, en ayant recours à la contradiction et au paradoxe, ainsi qu'à des procédés rhétoriques qui reflètent la façon dont je vis ma vie. C'est-à-dire, entre autres, en tant que descendant des conquistadors et des Indiens, en tant qu'hispanique. (…)
Vous évoquez cette tension que représente le fait d'être deux choses apparemment contradictoires, homosexuel et catholique, et hispanique de surcroît. En quoi cela influe-t-il sur votre identité d'Américain ?
Cette tension peut créer un dilemme et entraîner un grand sentiment de confusion. A un moment, surtout après le 11 septembre 2001, lorsque le livre était presque terminé, j'ai pensé que le brun risquait de devenir une couleur très dangereuse à l'avenir.
Oussama Ben Laden est un homme brown dans le sens où je l'entendais et pas seulement en raison de sa couleur de peau. Il a reçu une éducation cosmopolite. On peut le voir dans Vanity Fair à l'âge de 14 ans, posant avec sa famille devant l'hôtel Beau-Rivage, à Genève, parlant français, souriant à l'appareil. Et puis, deux ans plus tard, on apprend qu'il refuse d'être cela, qu'il ne veut être qu'une seule chose, dans une grotte avec d'autres hommes exactement comme lui.
Plusieurs signes, dans le monde entier et dans notre pays, montrent que certains vont réagir contre leur "brunité" en la niant. C'est la raison pour laquelle cette époque risque d'être dangereuse. Mais, pour moi, cette époque est aussi placée sous le signe de la créativité, une créativité que résume très bien cette femme qui m'a écrit pour me dire qu'elle est la fille d'un juif new-yorkais et d'une musulmane iranienne. Le fait qu'il y ait des musulmans juifs aux Etats-Unis me paraît très intéressant et potentiellement très créatif. On y goûte déjà dans nos assiettes, avec par exemple la cuisine italo-chinoise de tel ou tel restaurant chic de SoHo.
Mais il nous reste encore à formuler d'une manière ou d'une autre ce que nous ne faisons que goûter. Une femme me raconte qu'elle est coréano-africaine, puis elle me dit que ce n'est pas tout, qu'elle est aussi bouddhiste baptiste. J'ai raconté cette anecdote à un ami théologien à Seattle, et il m'a affirmé que c'était impossible. Je lui ai répondu : "Pourtant elle marche, elle existe, et elle a encore beaucoup de choses à nous dire."
Est-ce cela qui vous fait dire que parler de métissage donne une telle liberté ?
Aux Etats-Unis, nous n'avons jamais voulu accepter la composante érotique de notre histoire. Peut-être parce que tout notre effort était individuel et non pas collectif. L'Amérique latine, en revanche, à cause de toutes ses races - à certains égards, le racisme s'y fait sentir davantage qu'aux Etats-Unis -, a toujours eu des mots pour désigner les différentes possibilités qui existent quand deux personnes se rencontrent et font des enfants.
En revanche, aux Etats-Unis, [l'actrice] Halle Berry remporte un oscar et aujourd'hui nous ne sommes pas capables de dire qu'elle est mulâtre, alors que les Latino-Américains le diraient franchement. Il y a toujours cette réticence et, quand quelqu'un essaie de passer outre, comme [le golfeur] Tiger Woods, les gens ont l'impression qu'il essaie de nier ou d'éviter quelque chose. La latinisation des Etats-Unis, qui est en cours, va aller dans le sens d'une conception plus vivante et plus ludique du métissage.
Cette réticence ne trouve-t-elle pas son origine dans la règle de la "seule goutte de sang" qui détermine l'identité raciale ?
Oui, l'esclavage a laissé aux Etats-Unis une grande cicatrice et un grand sentiment de culpabilité. Le dur combat des Africains-Américains pour racheter le péché originel de ce pays s'est toujours inscrit à l'intérieur de cette dialectique du noir et du blanc. Evidemment, la théorie de la goutte de sang en faisait partie, dans un pays où les gens commençaient à se mélanger. Cette théorie raciste et absurde selon laquelle il suffit d'avoir une seule goutte de sang noir pour être noir a eu des conséquences assez bizarres pour ceux d'entre nous qui n'étaient pas africains, mais qui étaient brown.
Que voulez-vous dire par là ?
On avait l'impression d'être complètement hors sujet. Il y avait une comptine que j'entendais souvent lorsque j'étais enfant : "If you're white, you're all right, if you're black, stand back, if you're brown, stick around" [Si t'es blanc, t'es dans le vent, si t'es noir, va te faire voir, si t'es brun, reste dans ton coin]. D'un côté, cela donnait une grande liberté, parce qu'on ne faisait pas partie du grand débat qui occupait les Etats-Unis, mais, d'un autre côté, on avait l'impression d'en être exclu.
Lorsque vous étiez plus jeune, vous vous êtes tourné vers les écrivains noirs en quête d'un sentiment d'identité. Ou d'autre chose peut-être ?
Je cherchais surtout quelque chose qui me permettrait d'arriver à une compréhension de moi-même, mais, en tant qu'Américain, j'étais à la recherche de l'histoire la plus intime des Etats-Unis. Il me semblait que chacun d'entre nous était impliqué dans le combat des Africains-Américains pour assurer leur entière liberté dans ce pays. Je sais que certains ont trouvé étrange que dans ma jeunesse je me sois intéressé au combat des Africains-Américains plutôt qu'aux écrivains mexicains. Mais c'était comme ça. C'était la grande histoire de ma génération.
Au bout du compte, j'étais concerné puisque les mesures mises en oeuvre pour atténuer les effets du racisme anti-Noirs - c'est-à-dire les programmes d'intégration prioritaire [affirmative action] - ont été étendues dans les années 70 à des gens qui n'étaient pas noirs, à moi, par exemple, en tant qu'hispanique. J'ai bénéficié de tout cela, de toute cette souffrance, de toutes ces manifestations, de la violence de ces années-là et de la volonté d'un peuple déterminé à relever la tête. Moi, le métis Richard Rodriguez, enfant de l'Amérique latine, je suis devenu le bénéficiaire de tout cela, ce qui représente le grand paradoxe de ma vie.
Cela vous a d'ailleurs posé problème.
J'ai toujours eu des sentiments très partagés à ce sujet parce qu'en aucun cas je n'ai été la victime première de la discrimination raciale.
Que voulez-vous dire ?
Je n'en ai pas été victime. Mon père avait la peau très claire et paraissait plus européen qu'autre chose. Ma mère a des traits plus indiens. Lorsque j'étais enfant, à Sacramento, et que ma famille a accédé à la classe moyenne, on nous incitait à ne pas être mexicains. Les voisins nous disaient que nous étions espagnols. Ma mère répondait chaque fois : "Non, non, nous sommes mexicains." Il était clair qu'on nous donnait une chance.
Alors pourquoi trouvez-vous qu'il est irresponsable de répéter, comme le font le gouvernement fédéral et les médias, que les Hispaniques sont en train de prendre la place des Noirs en tant que première minorité des Etats-Unis ?
Ce n'est pas seulement irresponsable. C'est une insulte. Nous ne remplaçons pas les Africains-Américains. Je leur dois mon existence. C'est à leur histoire, à leurs vies, à leurs voix que je dois ma propre voix, ma détermination et ma confiance dans les Etats-Unis. Absolument tous ceux qui parlent l'anglo-américain leur doivent la cadence de leurs voix. L'idée que je puisse les remplacer est ridicule. C'est quand même inquiétant de négliger à ce point le long héritage des Africains-Américains et de se méprendre sur le véritable sens de l'hispanité dans ce pays.
Est-ce parce que nous ne raisonnons qu'en termes d'importance numérique, sans prendre en compte ce qu'implique le terme "minorité" ?
Oui. Le mot "minorité" n'est utilisé qu'en termes numériques. Je deviens membre d'une minorité lorsque je décroche un emploi dans un journal parce que je suis numériquement sous-représenté, mais personne ne cherche à savoir si je fais partie d'une minorité culturelle, c'est-à-dire si j'ai le sentiment d'être culturellement minoritaire au sein de la société dans laquelle je vis.
Cette distinction a permis à des non-Blancs des classes moyennes de progresser en tant que minorités numériques, alors qu'ils n'étaient pas des minorités culturelles. Cela a complètement brouillé le débat. Non seulement la classe moyenne a progressé aux dépens des pauvres, mais nous avons également négligé le sort des Blancs pauvres parce qu'en termes numériques ils ne constituent pas une minorité.
Comment éviter cela ? Vous reconnaissez que la race est au centre de tout aux Etats-Unis. Vous voulez donc dépasser complètement cette idée de race ?
En effet. Avec ce livre, j'entends dynamiter la notion de race.
Est-ce possible ?Avons-nous déjà commencé à le faire ?
Eh bien, nous sommes 36 millions d'Américains à nous décrire autrement que par le biais d'une catégorie raciale. Nous nous disons hispaniques ou latinos. Ma mère regarde une émission appelée Cristina, sur Telemundo, une télévision de langue espagnole. On y voit cette femme blonde, Cristina, qui est à Miami avec son public, et, dans le public, on voit qu'il y a des Noirs, des Blancs, des Browns, résultats de différents mélanges. Ma mère dit d'eux : "Son Latinos" [Ce sont des Latinos]. Elle ne dit pas : "Tiens, voilà un homme noir, voilà une femme blanche." C'est assez radical. Et personne n'a vraiment compris l'effet que cela pouvait avoir sur une telle quantité de gens.
Dans Brown, vous affirmez que les Blancs se sont toujours définis par opposition à leur perception de l'identité noire. Mais comment se définissent-ils par rapport à l'idée d'Indien, ou de Brown ?
Il me semble que la "blanchitude" est devenue une sorte de liberté, mais aussi une sorte de vide. Une femme m'a appelé l'autre jour au cours d'une émission que j'anime à la radio. Elle habitait au Canada et elle vit à présent aux Etats-Unis. Elle m'a dit que lorsqu'elle était au Canada elle avait une identité. Elle était irlandaise et danoise. Depuis qu'elle vit aux Etats-Unis, elle n'est plus que blanche. Elle n'a pas d'identité. Elle est comme une feuille vierge. Je lui ai répondu que c'était une sorte de liberté.
Ce que je souhaite pour les Africains-Américains, et d'ailleurs aussi pour moi-même, c'est d'avoir la liberté qu'ont les Blancs de jouer de la musique noire, de manger des plats mexicains, d'avoir des ancêtres dans le New Jersey, la liberté de pouvoir faire absolument tout ce qu'on veut aux Etats-Unis. Les Noirs n'ont jamais eu cette liberté. Il me semble qu'ils ont toujours été soumis à des restrictions, des restrictions qu'ils s'imposent eux-mêmes d'une certaine façon aujourd'hui.
C'est un sacré obstacle à franchir pour dépasser les races !
Oui. Les Africains-Américains, par exemple, se critiquent les uns les autres lorsqu'ils s'écartent trop de ce qui est acceptable. J'ai entendu des adolescents se dire : "Tu parles blanc."
Pour ce qui est des Indiens... Dans la triade originelle, l'Indien représentait le personnage insaisissable aux yeux du Blanc. La figure du sauvage. Quand la mythologie a considéré à son tour que l'Indien était mort, l'homme blanc l'a dans un sens remplacé. Mais c'est oublier que les Indiens sont tout ce qu'il y a de plus vivant dans ce pays et que beaucoup viennent d'Amérique latine et parlent espagnol. Mais, dans cette mythologie, le fait d'être en partie indien ne posait pas le même problème qu'être en partie africain. Le rapport à la terre et le droit à une place aux Etats-Unis... Les Indiens ont vraiment eu un statut différent dans l'histoire américaine.
Comment voyez-vous les rapports entre Noirs et Browns dans cette triade ?
Nous nous livrons une concurrence acharnée. Par exemple, à Los Angeles, les changements démographiques ont entraîné d'énormes bouleversements pour les Africains-Américains. Tous les quartiers noirs de Los Angeles (Watts, South Central) deviennent hispanophones et hispaniques.
Aux dernières élections municipales, un candidat mexicain-américain extrêmement réputé s'est fait battre de justesse, surtout parce que la population noire a voté contre lui. Et ils ont voté contre lui en grande partie à cause de tout ce tapage médiatique autour des Latinos, présentés comme un géant endormi sur le point de se réveiller pour s'emparer de la ville. Il incombait aux Africains-Américains de dire : "Vous savez, nous sommes toujours là. Nos voix comptent. Nous ne sommes pas en train de nous faire évincer."
Il y a beaucoup de tensions de ce type dans le pays. La gauche n'aime pas en parler parce que cela ne cadre pas avec son idée du "joli arc-en-ciel".
Venons-en à Richard Nixon. J'ai été surprise, et je ne dois pas être la seule, de lire que vous vous identifiiez à lui. Est-ce vrai ?
Oui. J'adore Richard Nixon. Il y avait quelque chose chez lui, son manque d'assurance, sa dureté et sa grossièreté, qui m'a toujours paru authentique. Je n'ai jamais eu ce sentiment avec les Kennedy. Ils m'ont toujours paru sinistres, avec leur côté "noblesse oblige". Richard Nixon est devenu mon mentor, il m'a appris comment tricher aux Etats-Unis en jouant à être hispanique. Cherchant peut-être à saper le mouvement noir des droits civiques, le Californien Richard Nixon s'est mis à décrire l'Amérique en couleurs : blanc, noir, jaune (Asiatiques et habitants des îles du Pacifique), rouge (Amérindiens et Inuit) et brun (Hispaniques). C'est sous l'administration Nixon qu'est née cette vaste palette de couleurs. Après Nixon, il est devenu plus facile pour les gens de dire : "Je suis hispanique", "Je suis latino".
Mais je croyais que vous étiez contre ces classifications.
Je les désapprouve, mais je trouve que Nixon, en reconnaissant que nous ne vivions pas dans le monde en noir et blanc de la télévision des années 50, a exprimé quelque chose d'important. Dans les faits, je me considère brown, de toutes les couleurs. Le brun n'est pas une couleur spécifique. C'est la métaphore de l'impureté. En disant que je suis brown, je dis que je suis chinois, irlandais, et je veux forcément dire que je suis africain.
(*) Né en 1944 de parents mexicains, Richard Rodriguez a grandi à Sacramento, en Californie. Outre de nombreux articles publiés dans les grands journaux américains, il est l'auteur de Hunger for Memory (1983) et de Days of Obligation (1992), les deux premiers volets d'une trilogie qui s'achève avec Brown.
Lexique: Pour parler des Blancs, des Noirs, des Indiens et des autres groupes humains qui peuplent leur pays, les Américains emploient volontiers le mot "race", ce qui paraît aujourd'hui choquant en France, où le terme est connoté comme raciste. Les Etats-Unis en sont restés à une conception héritée des naturalistes européens du XIXe siècle, qui divisaient l'espèce humaine en races différentes en fonction de critères tels que la couleur de la peau, la forme du visage, le type de chevelure, etc., et ce alors même que la génétique moderne a montré que la notion de race n'avait aucun fondement biologique.
De plus en plus d'Américains ne se reconnaissent plus dans des catégories aussi réductrices que "blanc" ou "noir". Nombre d'entre eux, à commencer par les Hispaniques, préfèrent se revendiquer comme étant brown. Un adjectif qui évoque le pigment brun de la peau, mais aussi le métissage, tant au sens physique que social ou culturel du terme. (...)