Tunisie. "Nous n’avons pas peur!"
Mourir pour des idées par Audrey Pulvar (France Inter. 12/01/11)
Foin de l’ironie d’un Brassens sur la multitude accablante défendant soi-disant ses idées jusqu’à la mort, dans un pays où 30% des jeunes en âge de travailler sont au chômage, c’est bien à leur vie qu’ont attenté au moins 5 jeunes Tunisiens, en trois semaines, pour protester contre la précarité, le chômage, le coût de la vie et maintenant, aussi, la répression orchestrée par le pouvoir tentant de mater une rébellion qui pourtant n’a de cesse de se répandre. Là, on ne parle pas de kamikazes actionnant leur ceinture d’explosif ou précipitant une voiture remplie jusqu’à la gueule de TNT contre une ambassade… On parle de jeunes adultes décidant de s’immoler ou de s’électrocuter comme hier, pour hurler une dernière fois leur désespoir à un pouvoir aveugle. Dans les rues de plusieurs villes, y compris dans les faubourgs de Tunis, la fièvre courre, malgré la présence de milliers de policiers et les tirs à balles réelles sur la foule. 23 morts comme le reconnaît le pouvoir ? 30 ? 50 comme l’affirment l’opposition et plusieurs responsables syndicaux ou la ligue des droits de l’homme ? Sur les blogs, malgré la police de l’internet, particulièrement active, malgré les arrestations d’internautes, les images de passage à tabac, de blessés et de morts fleurissent.
Ou celles, presque plus subversives, de jeunes arrachant un portrait du président tout-puissant, à la tête du pays depuis 23 ans, Zine el Abidine Ben Ali. Trois interventions télévisées et le bienfaiteur de la population tunisienne, sortant de sa manche une baguette magique grâce à laquelle il promet 300 000 emplois supplémentaires d’ici 2012, la transforme en matraque pour déclarer que « les troubles » sont le fait de terroristes et de groupes extrémistes religieux. Ne pas omettre de rappeler, au passage, qu’il est un paravent contre l’expansion de l’islam radical et que dans son pays, les droits de la femme sont constitutionnellement garantis... Bon ben alors, ne changeons rien. Ni les arrestations arbitraires, ni la torture, les faux procès, la presse mise au pas, la corruption, les scandales mettant régulièrement en cause la famille dirigeante… ne soyons pas désagréables et allons-y mollo sur la condamnation… « L’espace des libertés progresse en Tunisie », avait affirmé Nicolas Sarkozy, sur place, le 30 avril 2008.
Hier, Michèle Alliot-Marie proposait, elle, une coopération entre forces de l’ordre françaises et tunisiennes, pour « faire profiter Tunis du savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité, dans ce type de situations sécuritaires… (sic !). Notre premier message, ajoute-t-elle, doit être celui de l’amitié entre les peuple français et tunisien ». Un peu plus tôt Bruno Lemaire, ministre de l’Agriculture estimait que Ben Ali est un Président « souvent mal jugé », qui a « fait beaucoup de choses »… tandis que Frédéric Mitterrand, trouve « tout a fait exagéré » de décrire le régime de Ben Ali comme une dictature. En Tunisie, il y a une « opposition politique, dit notre ministre de la Culture, mais qui ne s’exprime pas comme elle pourrait le faire en Europe ».
Si ce n’était pas si grave, ça nous ferait une bonne collection de blagues françaises, non ?
Des blessés au crâne défoncé affluent dans les hôpitaux des villes touchées par les événements, débordés, manquant de sang pour les transfusions… lycées et universités sont fermés jusqu’à nouvel ordre, des bâtiments sont saccagés, des bus et des agences bancaires incendiées, les panaches de fumées noires annoncent de loin les barrages de fortune et pneus enflammés érigés par les manifestants aux carrefours; Des policiers les pourchassent, empêchent les rassemblements de plus de trois personnes… une manifestation d’artistes et d’intellectuels est dispersée avec brutalité… et la police tire, tire, tire encore ! Légitime défense dit le pouvoir, massacre de civils, répond la rue… La rue et sa jeunesse, qui avance, malgré la menace des balles et des coups, scandant sans faillir un cri, tellement emblématique de la condition de jeunes du monde entier : « nous n’avons pas peur » !