Tourisme: Le voyage du routard et Mme Michu

Publié le par Un monde formidable

Le voyage du routard par Frédéric Amat (Cambodge Soir. 11/01/2010)

Voici venu l’hiver et avec lui ses hordes de routards. Ils débarquent par grappes et par nuées dans les pays pauvres, un guide à la main, leur sac sur le dos. Ni curieux ni pressé, poussé par l’instinct grégaire, un routard voyage rarement seul, très souvent il recherche la compagnie de ses semblables. Ainsi va le troupeau, croyant voyager mais se déplaçant en réalité.

Khao San Road à Bangkok, Pham Ngu Lao à Ho Chi Minh Ville, Bar Street à Siem Reap, Boeung Kak à Phnom Penh, Kuta à Bali, etc., sont autant de quartiers qualifiés de « routards ». Bars identiques, guest-houses semblables, mêmes écrans plats diffusant le même film américain au fond d’une terrasse donnant sur une rue surpeuplée d’individus tous similaires. Enfin, d’uniformes agences de voyage proposent la même expédition vers l’éternelle destination touristique, la même île, les mêmes temples et d’autres quartiers à routards.  Là, dans d’indispensables cafés Internet, chacun raconte sur son blog ses « mêmes » vacances dans « ces merveilleuses contrées tellement sauvages où les habitants sont des gens gentils et souriants »…

Voici venir les routards d’un point à l’autre de la planète, rassemblés sur un bord de mer tropicale, buvant avec les leurs sous la voûte étoilée. À la pleine lune, dans une musique techno, le museau dans un seau de vodka-Red Bull glacé, ou la paille dans un milk-shake aux champignons hallucinogènes.  Voici venir le routard, dans un bus sans aircon, short et T-shirt usés, sandales aux pieds, tatouages tantriques autour du biceps, et piercings du nez au nombril. À Poïpet, on le parque, on le regroupe, on lui fait son visa, on lui demande d’attendre, ici et pas là. Pour éviter qu’une de ces brebis ne s’égare, on lui colle un petit papier de couleur sur le poitrail. Rouge, jaune ou vert, le routard sait à quelle tribu il appartient désormais dans ce cérémonial de transhumance. Marchandise des temps modernes, le voyageur sac-à-dos est acheté dans une agence de Khao San par des professionnels qui ont fait de ces voyageurs leur fonds de commerce.

Ces bergers d’aujourd’hui vont alors prendre en charge le routard ; lui proposant à des tarifs toujours très cheap de choisir dans des catalogues contenant les photos couleurs du bus, du bateau, de la charrette, et même de la chambre à coucher. Ils les regroupent en meutes dociles, les parquent, les entassent eux et leurs sacs, s’occupent des formalités douanières et les convoient enfin à destination. Ils revendent ainsi le troupeau à un autre professionnel, un patron de guesthouse de Siem Reap ou d’ailleurs. Et ainsi de suite, au fil des mois, chaque loup mange sa part de routard…

Le routard pourrait effectuer seul le même trajet, en prenant un bus à la gare de Mochit, en obtenant son visa par lui-même et en montant dans un taxi ou un bus une fois la frontière franchie. Peu le font. Peu sortent du cheptel. Et pourtant, ils se croient rebelles à la découverte du vaste monde. Le Cheap Charlie, comme l’appellent les Anglo-saxons, se moque des conventions, mais il roule en groupe sur les autoroutes du conformisme.

Il y a vingt ou trente ans, le routard était encore un signe, un indice du degré de développement de certains pays. Il marquait, par son déguisement, sa coiffure et son attitude, le refus d’un ordre établi. Son voyage était davantage un parcours initiatique qui le menait à la découverte de sa vraie lumière ; une route qu’il défrichait symboliquement à l’encontre des idées reçues. Toujours vers l’Est, vers les pays où se lève le soleil.  Au Viêtnam, en 1990, puis au Cambodge trois ans plus tard, c’est le routard qui, le premier, a mis les pieds dans les sandales d’Ho Chi Minh et puis dans celles de Pol Pot. Il était alors dans cette nouvelle Indochine le nouveau visiteur des nouveaux territoires. Parce que ce voyageur est en fait semblable à une abeille. Il trimballe des poussières de civilisation sur son sac à dos. Partout où il passe, il déflore à jamais les lieux, les gens, et bouleverse l’ordre des choses. Pour assouvir les besoins des abeilles du monde, les populations se mettent à leur servir les plats qu’ils désirent, les boissons qu’ils réclament et montent les cybercafés qu’ils attendent. S’adaptant ainsi aux désirs du visiteur, le pays qui s’ouvre au monde se transforme irrémédiablement et rapidement, jusqu’à devenir pareil à son voisin, avec ses fast-foods et ses centres commerciaux…

Partout où il pose le pied, le routard prépare le chemin pour le voyageur individuel, avant le tourisme de masse. Car après le sac à dos vient la valise Vuitton. L’aventure devient un sentier battu, puis une nationale et enfin une quatre voies bitumée où ne subsiste sur les bas-côtés qu’une apparence de traditionnel ; où l’authentique a été reconstruit. Le parcours initiatique des routards d’hier sur les chemins de Katmandou est devenu un prétexte pour les jeunes gens d’aujourd’hui, après les études et avant le monde du travail. L’initiation s’est transformée en une parenthèse entre l’innocence de l’enfance passée et la réalité des responsabilités à venir.

Routard sur les chemins du monde est le dernier moment où l’on se sent libre d’oublier ses chaînes avant d’endosser le costume de l’âge adulte. Et pour cela le routard obéit à tout un rituel de groupe auquel il ne peut échapper. Pour le plus grand bonheur des nouveaux bergers du tourisme international.

L'hôtel Tartampion et Madame Michu par Frédéric Amat  (Cambodge Soir. 14/01/2010). Il existe une sorte de dictature qui ne ressemble à aucune autre connue et qui fait des ravages. C’est la dictature de la bêtise. Son vecteur de propagation : Internet !

Cette dictature s’habille comme Monsieur Toutlemonde. Elle part en vacances un chapeau de paille sur le chef et une chemise à fleurs dans la valise. La dictature chante « Tata Yoyo » le soir du 14 juillet au bal du camping Les Flots bleus, fait la chenille et se paye un voyage organisé une fois par an dans le Triangle d’or avec extension de trois jours aux temples d’Angkor. La dictature s’habille en Prada et conduit des BMW. Elle fume le cigare sur le parvis d’un hôtel Relais et Châteaux et part boire du champagne sur une plage aux Maldives en première classe. La dictature moderne s’appelle N’importe-qui et se cache derrière des pseudos depuis que l’ingénieur, fier d’avoir inventé le Minitel, a développé Internet. Ainsi sont nés les forums de voyage et les sites de classement d’hôtels et de restaurants, permettant à n’importe qui, c’est-à-dire à tout le monde, de dire n’importe quoi. À grands coups de clics, forts de leur expérience, les « nous-qui-voyageonsbeaucoup » y vont de leur commentaire, toujours sans appel.

Le touriste lambda explique, critique, joue les journalistes gastronomiques et s’amuse à noter les établissements dans lesquels il a séjourné sur une échelle de 1 à 5 ; dans la plus grande subjectivité… Tel un robinet d’eau tiède de la bêtise, il coule des diarrhées verbales donnant son avis sur tout, mais surtout donnant son avis. Si la police du politiquement correct se met déjà en place dans nos sociétés policées, la maréchaussée de la bêtise n’a pas encore vu le jour. Et les dictateurs en chemises à fleurs continuent de sévir sur cette toile qu’ils polluent de leur assommante certitude sans aucune place pour le doute.

La langue a longtemps été la meilleure et la pire des choses. Force est de constater qu’elle a, depuis quelques années, été supplantée par la bien nommée Toile. Les merveilleux pays virtuels, regroupés sur la planète Internet, aux frontières infinies et aux autoroutes de l’information sans limites, ont donc leur dieu et leur diable, leur paradis et leur enfer. Internet est devenu la langue universelle partagée par 6,79 milliards d’individus que compte la planète Terre (estimation au 1er octobre 2009). Ainsi, une bêtise dite oralement, même répétée, n’allait jamais très loin. La même idiotie écrite sur un espace de discussion stockée sur Internet voyage à la vitesse de la lumière et fait, en un clic, plusieurs fois le tour de la terre. Il fut un temps où seuls les hommes politiques et les « personnes autorisées » l’étaient justement, autorisées à donner leurs avis. Car ils avaient autorité en la matière. Avec les forums de voyage et les sites de classement des établissements, aujourd’hui, le Net devient la source d’information sur le pays, ses hôtels et ses restaurants !

Il n’est plus un quidam qui part en vacances sans avoir passé au préalable des heures à lire et relire les commentaires des « internautes » sur les forums. De même, il n’est pas un même quidam revenant de vacances qui ne met pas, à son tour, son bout de gras dans la sauce des réseaux, accrochant son maillon de fadaises à la longue chaîne de la sottise… Ainsi, « nous avons séjourné dans l’hôtel Tartampion. Contrairement à ce qui se dit ici, je peux vous assurer que rien n’est vrai. Comme il n’y a pas de douches près de la piscine, tout le monde se baigne avec sa sueur de la journée. Et celle-ci vient donner un goût de sel à l’eau, qui n’est pas chlorée », se répand entre autres choses Madame Michu, bien à l’abri derrière son pseudo, avant de donner un 2 sur 5 au « mauvais » hôtel. Lui dire que la piscine ne contient pas de chlore, car elle est au sel, ne sert à rien. Sa note sans appel a déjà découragé des dizaines de clients de réserver leur chambre dans cet hôtel. Pour que la critique, toujours nécessaire, soit équitable, il faudrait inventer d’autres forums et d’autres sites de classement ; des forums qui seraient ouverts aux seuls professionnels du tourisme. Car, si l’on considère qu’un forum de voyageurs sert avant tout à prévenir les autres voyageurs des pièges et autres arnaques, et ainsi à le conseiller pour qu’il voyage dans de meilleures conditions, on pourrait également considérer un autre secteur de prévention. Ce lieu d’expression virtuel permettrait aux hôteliers et restaurateurs de donner leurs avis sur leurs clients. Et pourquoi pas un site de classement des touristes de 1 à 5 ?

La Toile verrait alors fleurir des espaces où le patron de l’hôtel Tartampion pourrait prévenir ses confrères du monde entier sur le danger que représente la cliente Madame Michu, « une personne aigrie et arrogante, qui n’a eu de cesse de mépriser le personnel durant la totalité de son séjour. Madame Michu n’était jamais contente malgré nos efforts. Elle passait son temps à critiquer, de la nourriture trop ou pas assez épicée jusqu’au goût salé de notre piscine d’eau de mer. Je vous déconseille d’accueillir cette personne dans votre hôtel car vous allez perdre votre temps. À éviter ! » Et sous le profil de Madame Michu, chacun irait de son commentaire et de sa petite note de 1 à 5. Le patron de l’auberge pourrait, au contraire, dire tout le bien qu’il pense de Monsieur Poli, « un client remarquable de gentillesse, curieux, ouvert et qui comprend que dans cette partie du monde, le réseau Wifi n’est pas encore disponible…»Les hôteliers pourraient ainsi refuser les clients ayant trop de mauvaises notes.

L’arroseur arrosé, en quelque sorte. Cela ne changerait rien à la dictature des abrutis sur la Toile, mais créerait peut-être une opposition nécessaire, prélude à toute démocratie. Car à trop caresser un cercle, il finit par devenir vicieux.

Publié dans Asie

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