Tchétchénie. Le martyre des femmes tchétchènes

Publié le par Un monde formidable

Le martyre des femmes tchétchènes par Irina Brezna* (Le Temps. Ch. 01/11/10)

Viols, rapts et assassinats au quotidien: voilà comment elles vivent et meurent sous le régime du président de la République Ramzan Kadyrov, qui a les pleins pouvoirs à Grozny, cette nécropole où les assassins vivent en toute sécurité

Chaque année, le troisième dimanche de septembre, la Tchétchénie commémore la Journée de la femme tchétchène en hommage aux 46 héroïnes de Dadi-Yurt qui, en 1819, ont préféré se suicider plutôt que de suivre les soldats russes qui les avaient capturées. Selon les militantes des droits humains, cette commémoration est une insulte à l’égard du statut actuel de la femme tchétchène. En Tchétchénie, le simple fait d’être belle est déjà une malédiction: enlèvements par la force, traite des femmes ou crime d’honneur, les menaces sont nombreuses.

Sous le règne du président Kadyrov, les coutumes patriarcales se sont encore durcies à l’égard des femmes. Viennent s’y ajouter les règles de l’islam radical et la répression politique menée par une dictature pilotée depuis Moscou. Les militantes des droits humains sont persécutées, et leur assassinat reste impuni.

A son arrivée en Suisse, une mère explique qu’elle ne peut plus vivre en Tchétchénie parce que sa fille de 15 ans, Selima**, est belle et que sa plus jeune fille s’apprête à le devenir aussi, qu’il est donc grand temps de fuir et qu’elle demande l’asile politique. Pour prouver ses dires, elle montre au policier suisse médusé les cheveux de jais de sa fille comme s’il s’agissait de traces de torture. La beauté féminine comme motif d’obtention de l’asile?  Il est effectivement dangereux d’être jeune, femme et belle en Tchétchénie. Le regard du président Kadyrov pourrait s’attarder sur la peau de velours de Selima. Les kadyrovzy, les 20000 hommes qui forment l’armée privée du président, savent interpréter le moindre désir dans son regard. Du coup, ils enlèvent Selima et la toute nouvelle maîtresse du président reçoit un appartement dans les immeubles pompeux fraîchement construits à Grozny. Ni Selima, ni sa famille, n’ont les moyens de se rebeller contre la puissance affichée de ce souverain absolu de 34 ans, protégé de Poutine. D’une part, ils sont recouverts d’argent, d’autre part, ils savent que toute révolte est punie de torture et de mort.

Les trafiquants de femmes sont également à l’affût de leur marchandise. Un imam raconte l’histoire de la belle villageoise Sargan, qui a été déportée comme esclave sexuelle dans une région du sud de la Russie. Après quelques mois, on l’a placée devant un choix: soit on te vend dans un pays arabe, soit on dit à ta famille ce que tu fabriques. Sargan a opté pour la mort entre les mains des siens. L’imam ayant appris des villageois que la famille de Sargan avait juré de tuer tous ceux qui avaient sali son honneur, il a devancé les frères de Sargan, poussés au crime d’honneur, l’a sauvée, cachée et souhaite désormais l’épouser.  Un geste chevaleresque rare. Les victimes de violence sexuelle ne suscitent guère de compassion. Dans le Nord-Caucase, par tradition, une jeune femme ne jouit d’aucun droit. Lorsqu’elle est abusée, la société la considère comme coupable, obéissant ainsi à un réflexe défensif. Certes, les hommes de sa famille devraient tuer les responsables du méfait pour obtenir vengeance. Mais aujourd’hui, ceux-ci sont devenus trop puissants. Il est bien plus commode de conjurer la honte qui a rejailli sur la famille en assassinant une victime sans défense. Comment a-t-elle osé rester en vie?

Le suicide collectif qui s’est déroulé pendant la guerre du Caucase (1816-1826) lorsque, sur ordre du tsar, le général russe Ermolov a soumis les tribus du Nord-Caucase, est servi comme modèle de comportement aux femmes tchétchènes. Le 15 septembre 1819, le prospère village de Dadi-Yurt a été pilonné par l’artillerie russe, puis incendié. Les défenseurs du village ont été tués, et 46 jeunes femmes capturées. Lors de la traversée du fleuve Terek, les femmes enlevées se sont précipitées dans les flots et ont entraîné leurs ravisseurs dans la mort.  Sont-elles les inspiratrices des femmes kamikazes d’aujourd’hui? L’agent du Kremlin Ramzan Kadyrov, qui a décidé que le troisième dimanche de septembre serait la Journée de la femme tchétchène, ne peut pas tirer ce parallèle. Cette année, la Tchétchénie commémore pour la deuxième fois ses héroïnes désespérées. Si les femmes et les nombreuses maîtresses de Kadyrov prenaient vraiment les suicidées de Dadi-Yurt comme modèles, la Journée de la femme tchétchène pourrait bien se muer en dernière journée de sa vie. Pourtant, elles peuvent provisoirement s’échapper de leur cage dorée et s’adonner au shopping sous étroite surveillance. Les rues commerçantes de Grozny sont alors barricadées et des kadyrovzy lourdement armés entrent en action.

La culture nord-caucasienne de la honte sexuelle n’empêche en rien que la femme soit honteusement exploitée pour la jouissance de l’homme. Mais elle empêche que la disparition de femmes soit documentée et divulguée. Sans parler de punie. L’année dernière, quand deux sœurs, Khischan et Sulikhan, ont disparu, leur famille n’a pas osé les faire rechercher par la police. Une telle démarche aurait porté atteinte à son honneur. Sans compter que les autorités auraient pu accuser Khischan et Sulikhan d’avoir rejoint les combattants dans la montagne. Dans la «Tchétchénie pacifiée», de «lutte contre le terrorisme», le clan est tenu pour responsable des agissements de ses membres.  Les parents de ceux qui rejoignent le djihad contre Moscou subissent la torture. Et leur maison est dynamitée. La dernière fois que Khischan et Sulikhan ont été vues, elles montaient dans une voiture qui a pris la direction de Grozny. Espéraient-elles un destin meilleur auprès des adversaires barbus de Moscou – par exemple en devenant des veuves noires. Ou sont-elles devenues les esclaves sexuelles de l’entourage de Kadyrov? Dans les quartiers les plus fermés de Grozny, il existe de véritables palaces, dans lesquels de petites mains féminines sont exploitées sans percevoir le moindre salaire.

Pour les femmes, il n’existe aucune perspective séduisante. Après la guerre, le niveau de l’instruction s’est dégradé. Seules celles qui peuvent graisser la patte des responsables ont accès aux écoles supérieures. Et, avec un taux de chômage estimé à 75%, voire 80%, les chances de trouver un emploi sont faibles. De toute façon, ce sont les hommes de la famille qui décident si une femme peut travailler ou étudier. Cette société ne connaît qu’une option: marie-toi le plus vite possible et bien égal avec qui.  Le mariage est une protection qui a fait ses preuves. Après que Kadyrov a posé un long regard suspect sur Asiyat, celle-ci s’est dépêchée d’épouser le premier venu. Lorsqu’une femme est mariée, elle appartient à son époux et devient inintéressante pour les autres hommes. Plus vite une femme passe du clan de son père à celui de son mari, plus tôt sa famille est débarrassée de la crainte de perdre son honneur. Il n’est pas rare que des jeunes filles de 14 ou 15ans quittent l’intimité de leur cercle familial.

Le traditionnel rapt de la fiancée a retrouvé toute sa popularité. Quand Ilyas a repéré Seda, il a organisé son enlèvement par des amis et des hommes de sa famille. Ils ont fait le guet de l’innocente, l’ont entraînée dans une voiture préparée à cet effet et l’ont amenée dans la maison d’Ilyas, où elle a été soumise à un lavage de cerveau. De l’opinion de chacun, il valait mieux pour Seda et sa famille qu’elle se soumette. Seda, à qui ses parents ont inculqué la modestie, s’est sentie flattée d’avoir suffisamment de valeur pour être enlevée.  Quand la famille de Seda, furieuse, a voulu reprendre sa fille, la jeune femme leur a expliqué que le rapt était son désir le plus cher. Certes, la famille pouvait refuser de céder à «ce vœu le plus cher», mais ensuite on aurait pu continuellement reprocher à Seda: tu as été enlevée sans te marier. Et Seda aurait été considérée comme souillée, bref comme une femme de seconde main. La peur de l’enlèvement attache encore plus fortement la femme à son foyer, ce qui paraît juste à cette société patriarcale.

L’ancienne professeure d’Université Lipchan Bassajeva, lauréate du Prix des droits humains de Weimar en 2005, a fondé en 2002 à Grozny un centre de réhabilitation, Dignité de la femme, pensé à l’origine comme un refuge pour les femmes victimes de la violence des soldats russes. Ce centre, cofinancé par la Commission coopération-développement à Bâle, offre aujourd’hui à toutes les femmes, en plus de soins gynécologiques, un soutien psychologique et juridique. Il mène aussi des sondages.  Récemment, sur 200 femmes interrogées, presque 90 ont déclaré avoir été enlevées par la force pour être mariées. Sous le régime soviétique, l’enlèvement de la fiancée était courant, mais le fiancé devait obtenir l’accord de la jeune fille. En cette brutale période d’après-guerre, ce consentement est de plus en plus souvent forcé.  Autre résultat du sondage: l’obligation faite à une femme de passer toute sa vie avec un homme totalement inconnu d’elle est jugée inacceptable par la plupart des femmes interrogées. Il faut dès lors saluer le pas franchi en octobre pour endiguer l’enlèvement des femmes en vue de les marier. Un oukase du président Kadyrov prévoit de punir d’une amende – un million de roubles (un peu plus de 31000 francs) – le père de celui qui aura enlevé une femme pour la forcer à l’épouser; une réparation à verser au père de la mariée. Ce n’est pas tout: tout ecclésiastique qui poussera un père à marier sa fille de force perdra son poste. Cela dit, il est interdit d’oser mettre en doute le «libre choix» des épouses du président…

Le plus tôt possible après la cérémonie de mariage – à laquelle l’épousée ne participe pas puisqu’elle doit rester des heures durant, vêtue de blanc, muette dans un coin – son ventre doit s’arrondir, sans quoi son mari passe pour un minus. Année après année, le ventre rebondi de sa femme prouve sa virilité. Les enfants appartiennent en conséquence au clan du père. Et si la belle-fille ne se montre pas docile, si elle ne trime pas du soir au matin, si elle ne demande pas la permission pour sortir un instant, si elle n’accepte pas la violence domestique, amplifiée par le stress de la guerre, alors elle peut être répudiée par son mari et doit retourner dans la maison de ses parents.  Elle perd ses enfants qu’elle n’a même plus le droit de voir si le clan paternel en décide ainsi. Son ventre ne lui appartient jamais. Son cœur non plus. Elle n’hérite de rien non plus. Seuls les garçons ont le droit d’hériter. Une veuve, et il en existe beaucoup dans ce pays après deux cruelles guerres coloniales, doit choisir: soit je vis avec mes enfants, soit je vis avec un autre homme. Si elle se remarie, elle déménage seule dans la maison de son nouvel époux.

«Dignité de la femme» soutient les divorcées et les veuves dans leur combat juridique pour récupérer leurs enfants. En Tchétchénie prévaut la Constitution russe selon laquelle les enfants sont presque automatiquement confiés à la mère. Mais intenter un procès contre son ex-mari ou son clan signifie toutefois de braver l’adat, un code de conduite non écrit et moyenâgeux. Si le tribunal donne la garde des enfants à la mère, l’homme le plus âgé du clan paternel peut argumenter face au plus âgé du clan maternel: vous avez enlevé nos enfants et jeté l’opprobre sur nous. Nous nous vengerons si vous ne nous donnez pas réparation. Dans ce cas, le clan maternel rend les enfants, car l’adat se situe au-dessus de la Constitution.

Le droit à l’amour, le droit de posséder sa propre famille et le droit de décider de sa vie n’existent guère pour les êtres de sexe féminin du Nord-Caucase. Une Tché­tchène ne peut épouser qu’un Tchétchène, ou tout au plus un Ingouche, bien que, pour une femme exigeante, il n’existe que peu de candidats appropriés. De nombreux jeunes hommes sont morts ou ont émigré. Et, dans les écoles bombardées et les camps de réfugiés en Ingouchie, ceux qui sont restés ont reçu dans leur chair et pour toute éducation la conviction que la violence brute était la normalité.

Le meurtre conjugal a quadruplé en Russie du fait des vétérans de Tchétchénie, a écrit le journal russe Kommersant au début de ce siècle, en pleine seconde campagne de Tchétchénie. Les soldats traumatisés par la guerre ne bénéficient d’aucune prise en charge psychologique, ils réagissent avec fureur à la moindre contrariété. En Tchétchénie également, la violence de la guerre et les méthodes raffinées de torture systématique pratiquées dans les «camps de filtration» russes (en Tchétchénie, un homme sur trois y a séjourné) ont déclenché des excès, sur le plan politique aussi bien que privé.

La télévision tchétchène reflète l’état moral du pays: quand Kadyrov ne récite pas une prière, il piétine en se moquant les cadavres de prétendus combattants islamiques. Et on voit son entourage imiter son exemple. Puis, le père de la nation présente un nouveau concours de beauté, avant de se reposer de son épuisante fonction à la tête du pays dans les bras de la nouvelle Miss Tchétchénie.  En fin 2008, en Tchétchénie, sept femmes entre 18 et 30 ans ont été exécutées d’une balle dans la tête. Un film vidéo montre deux d’entre elles et l’on entend des voix d’hommes qui disent en langue tché­tchène: tu as forniqué avec moi; et toi avec moi. Puis, les deux sont tuées devant la caméra. Le reproche qu’on leur fait n’est pas clair. Se sont-elles prostituées? Ont-elles été violées? A qui ont-elles porté préjudice? Le but de cette vidéo – faire peur – est atteint, et les meurtriers resteront impunis.

Nurdi Nuchadschiev, le représentant des droits humains au sein du gouvernement Kadyrov, a déclaré que les femmes des tribus montagnardes devaient respecter un code, et que les hommes de leur famille qui se sentaient outragés par le comportement de leurs femmes, se faisaient justice. Qu’il se soit agi ici de meurtres commis par des membres de leur famille semble peu vraisemblable aux militantes des droits de l’homme. Car les sept femmes ont été exécutées en quelques jours dans des lieux différents et selon le même rituel.

Le port obligatoire du voile fait partie des mesures disciplinaires prises par Kadyrov, que ce soit dans les administrations, dans les écoles, dans tous les bâtiments publics. Et cela en contradiction avec la tradition tchétchène selon laquelle seule sa famille est responsable de l’apparence d’une femme. Récemment, des kadyrovzy ont lancé de la teinture sur les cheveux des femmes qui osaient sortir sans voile dans les rues de Grozny. Cette teinture n’est pas lavable, et la femme doit couper sa chevelure. Selon l’adat, les cheveux des femmes sont intouchables pour les hommes étrangers à la famille. Pourtant, plus rien ni personne n’est intouchable dans l’empire de Kadyrov, hormis lui-même. Cette société archaïque, qui place très haut l’autonomie du clan, plie devant l’autorité d’un seul homme – l’homme à tout faire de Poutine. L’homme tchétchène se sent humilié, et il se venge sur les femmes.

Les militantes des droits humains sont contraintes de collaborer avec des autorités toutes dévouées au Kremlin, qui leur prennent leur argent et qui surveillent leur travail. Nurdi Nuchadschiev a soumis une proposition à la Douma demandant que toutes les ONG qui reçoivent un soutien financier de l’Occident soient interdites. Vingt ans après la chute de l’Union soviétique, l’Occident retrouve son rôle d’ennemi. A Grozny, le Service fédéral de sécurité russe (FSB) qui œuvre main dans la main avec le FSB tchétchène contre les militantes des droits humains, qualifie celles-ci d’espionnes au service de l’Occident, les poursuit et les menace.  Alors, soit elles émigrent, soit elles dorment dans un lieu différent tous les soirs – car les kadyrovzy surgissent à l’aube, sans préavis. Après les meurtres des deux militantes des droits humains Natalia Estemirova et Zarema Sadulajeva, leurs collègues sont averties. Non seulement la jeune Zarema Sadulajeva a eu les os brisés, mais enceinte de quatre mois, elle a été violée avant d’être exécutée – ainsi sa tribu est-elle déshonorée à titre posthume. Voilà comment cela se passe.

La mort seule ne fait plus peur, elle est devenue trop banale. Les «terroristes islamistes» abattus sont exhibés sans tête en tant que trophées à la télévision tchétchène. Ainsi que le résume Lipchan Bassajeva: «En matière d’enlèvements et de meurtres, nous disposons des mêmes droits que les hommes.» Les meurtriers de Zarema Sadulajeva n’étaient pas masqués, certains qu’ils étaient que leur impunité durerait éternellement. Même si le président Medvedev a promis de mettre les auteurs face à leur responsabilité, il ne s’est rien passé.

Le troisième dimanche de septembre, Kadyrov célèbre une moralité féminine vieille de deux siècles: plutôt morte que déshonorée. Les martyres de Dadi-Yurt avaient endossé le rôle traditionnel de la femme tchétchène au service de leur patrie. L’imagerie officielle célèbre cette Tchétchène belle, libre et fière, volontaire et passionnée, égale de l’homme, qui décide pour elle-même et qui possède une forte personnalité. Mais aux femmes qui correspondent à cette image traditionnelle, aux femmes engagées dans la société, on ne souhaite qu’un seul destin – de sombrer dans la passivité irrémédiable du suicide. A côté des islamistes, ces femmes sont considérées comme la principale menace contre la stabilité de Grozny tant vantée par Poutine et par son fils spirituel. Grozny, cette nécropole où les assassins vivent en toute sécurité.

 

* L’auteure de ce texte est journaliste et écrivaine. Elle a été correspondante de guerre en Tchétchénie. Son dernier roman, Die beste aller Welten (Le meilleur de tous les mondes), publié en 2008 aux Editions Ebersbach, est un best-seller en Allemagne. Rens. www.brezna.ch

**Par égard pour les personnes concernées et leurs familles, 
tous les prénoms ont été modifiés.

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