Suisse. Sur une certaine tendance des films alémaniques.
Sur une certaine tendance des films alémaniques. (Source : LeTemps.CH. 08/08/09)
Une réflexion de Thierry Jobin sur le cinéma suisse. Ce texte est la version française d’une commande de la «Basler Zeitung».
Le Festival de Locarno découvre ce week-end Complices, premier long métrage du Valaisan Frédéric Mermoud et unique film suisse en compétition. Un an après Un Autre Homme de Lionel Baier, c’est donc encore un Latin qui se mesure à la production internationale. D’où, forcément, cette question lancinante: la production francophone n’est-elle pas en meilleure santé artistique que la production germanophone?
Est-ce une fierté mal placée et typique de la minorité francophone que de prétendre que le cinéma alémanique se porte mal? Ou s’agit-il plutôt d’un regard biaisé par une méconnaissance, une indifférence, voire un mépris culturels vis-à-vis des compatriotes alémaniques? La vérité, c’est que les Romands sont bien en peine de s’intéresser aux films tournés en schwyzerdütsch: l’écrasante majorité de ces ouvrages ne franchissent pas la Sarine, même en DVD. Combien de Romands, même dans le cercle cinéphile, connaissent Clemens Klopfenstein, Samir ou Bettina Oberli? Pour beaucoup, il s’agit de réalisateurs étrangers, parce qu’ils leur sont étrangers. En fait, il est plus facile de trouver le DVD d’un film sud-coréen que le DVD d’une production alémanique; preuve que le problème n’est vraiment pas le schwyzerdütsch…
Quand on a régulièrement accès au cinéma alémanique, il est frappant de constater que nombre de fictions actuelles multiplient les visuels kitsch, les montages tarabiscotés, le jeu outré. Autant d’effets qui tiennent le spectateur à distance. Comme si les cinéastes alémaniques de la nouvelle génération craignaient le conseil de Jean Renoir: «Laissez la porte ouverte au cas où le naturel décidait d’entrer.» Des exemples récents? La petite sirène psychédélique d’I Was a Swiss Banker de Thomas Imbach, les délires pseudo-pasoliniens de Boxing Jesus de Stefan Jäger ou la vulgarité moyenâgeuse de Die Räuberinnen de Carla Lia Monti. Et ils ne sont pas seuls. En comparaison, la plupart des jeunes Latins abordent leurs sujets avec simplicité et cherchent d’abord à raconter ce qu’ils ont à raconter.
D’où vient cette volonté de recul qui finit par fossiliser certains projets alémaniques par ailleurs intéressants? Leurs auteurs rétorqueront qu’il s’agit de cinéma d’auteur et d’approches personnelles. Mais celles-ci sont suffisamment semblables et récurrentes pour parler d’une tendance. Une tendance qui naît peut-être dans les écoles, puisqu’elle se remarque souvent dès les courts métrages d’études. Une tendance qui vient peut-être aussi d’un relâchement des cinéastes qui, trop heureux de ne pas avoir, pour une fois, à fabriquer des ouvrages gentillets pour la télévision, abordent le cinéma comme l’heure de la récréation. Alors que ce devrait être l’inverse: le cinéma, quand on obtient la chance extraordinaire de pouvoir en faire, devrait être considéré comme la chose la plus sérieuse qui soit.
Au fond, faire du cinéma en Suisse n’est peut-être plus un privilège si extraordinaire. Le système tout entier n’ose pas sanctionner l’échec et la médiocrité: c’est sans doute dur à accepter, mais certains de nos cinéastes, Romands comme Alémaniques, ne tourneraient plus s’ils travaillaient dans d’autres pays. Quand un ingénieur construit un pont qui s’écroule, il change de métier. Quand un chef d’entreprise aligne les bilans négatifs, il est mis en faillite. Pas dans le cinéma suisse: un auteur peut multiplier les fiascos, commerciaux et surtout artistiques, et continuer à tourner comme si de rien n’était. Réalisateur suisse, c’est à vie.
Pourquoi le cinéma, dans ce pays, a-t-il perdu son caractère exceptionnel? Parce que les moyens numériques permettent des tournages plus légers? Parce que ceux qui distribuent les subventions sont souvent ceux qui font aussi, par ailleurs, des films? Les uns pérennisent la carrière des autres, qui pérennisent la carrière des uns, et ainsi de suite. Ensemble, ils observent avec méfiance l’arrivée de nouveaux talents sur leurs plates-bandes. Dans un tel cadre, le goût s’uniformise, et c’est l’originalité qui se trouve sanctionnée.
Devant ces films alémaniques inexportables, y compris dans leur propre pays, il est impossible de ne pas ressentir un sentiment de gâchis. Et de rêver accessibles toutes les histoires que la Suisse alémanique pourrait nous raconter, au lieu de se les raconter à elle seule. Avec le très classique Vitus, consciemment ou non, Fredi M. Murer a tenté de rappeler l’essentiel et les fondamentaux à ses jeunes collègues. Mais le message n’a guère pris et on est parfois en droit de se demander si l’art de raconter une histoire subsiste encore.
Il faudrait peut-être invoquer Jean Renoir. Ou Richard Brooks: cet Américain, auteur de chefs-d’œuvre tels que Lord Jim ou In Cold Blood, avait raconté comment il avait appris à faire des films. Stagiaire sur le plateau d’un film de Karl Freund, il avait observé comment ce cinéaste semblait ne jamais hésiter. Pour lui expliquer son secret, Freund lui avait confié deux bobines de films à visionner le jour même. Deux films pornographiques… Le lendemain, Brooks, gêné, avait tout fait pour éviter ce mentor libidineux jusqu’à ce que celui-ci l’interroge: «Alors, tu as regardé ces films? – Oui, mais ce sont des films pornos. – En effet. Alors voilà la leçon: l’auteur de ces deux films, c’est moi. Je les ai tournés parce que j’avais besoin d’argent. Et ils m’ont appris une chose: Get to the fucking point!»