Suisse. Les solidaires des Avanchets

Publié le par Un monde formidable

Les solidaires des Avanchets par Christian Lecomte (Le Temps.Ch. 20 mars 2010)

Dans la banlieue la plus métissée de Genève, des jeunes ont fondé une association pour souder la population et reconquérir le terrain occupé aujourd’hui par les dealers

Etrange cité, à la fois labyrinthe et enclave. Qui aurait poussé dans le désordre, en se moquant des lois et des convenances. «Biscornue» est l’adjectif qui vient à l’esprit pour qualifier cette bizarrerie urbaine érigée dans les années 70 sur la commune de Vernier (33000 habitants). «Bariolée» irait aussi à cause de toutes ces couleurs en damier (jaune, vert, bleu, marron, rouge) collées aux façades.  Georges*, bientôt 60 ans dont une bonne moitié de vie aux Avanchets, a une explication: «L’architecte et le peintre de­vaient être des ivrognes.» Mais il s’est au fil du temps habitué au style «foldingue», au point de lui trouver une certaine beauté. Georges travaille tout à côté, dans l’un de ces hôtels qui bordent l’aéroport de Genève. C’est pour cela qu’il s’est installé ici, «à cause de la proximité».

«Balexert, c’est trop loin pour les vieux»

Georges habite rue Carqueron, «dans les appartements les plus chics. On a un code d’entrée, c’est bien entretenu et très bien fréquenté. A Carqueron, on est les seuls propriétaires des Avanchets», se gausse-t-il. Georges aime aligner les chiffres: «Il y a sept barres d’immeuble de 9 à 13 étages, 99 entrées, 2245 logements et on est dans les 6000 habitants.»  On le retrouve en ce début d’après-midi, assis sur un banc face au centre commercial. Il attend l’ouverture prévue dans… deux à trois mois. «En 2007, toutes les boutiques ont fermé une à une, le boucher, le cordonnier, l’homéopathe, l’épicerie et même le boulanger. Vous vous rendez compte ce que ça signifie, de ne plus pouvoir acheter de pain? Il y a Balexert à côté, mais c’est bien trop loin pour les vieux.»

Des anciens le rejoignent. Rendez-vous quotidien lorsqu’il fait beau et que la «faune» ne rôde pas encore. Anita, 76 ans, de l’immeuble du Grand-Bay, dont des étages sont réservés aux personnes âgées, confie de sa voix fragile: «Ce n’est plus comme avant, croyez-moi.» Avant? Georges, encore: «Tout le monde allait dehors, les jeunes, les vieux, les mamans, ça courait partout, on se parlait.»  Il donne avec sa main une direction, de l’autre côté du centre commercial, vers le jardin d’enfants: «Les vendeurs de drogue là-bas, ce sont des Noirs. Je n’ai rien contre les Noirs, j’en connais qui habitent dans le quartier, ils sont comme vous et moi, des gens civilisés, mais ceux-là, ils viennent on ne sait pas d’où, ce sont des voyous.» Alfonso, un ancien lui aussi, dit qu’il les prend en photo au flash, tapi dans un coin, pour leur faire peur. Ils partent mais reviennent.

Géopolitique des drogues

Près du jardin d’enfants, ils sont deux, puis trois, sur les coups de15h. Pas de gosse sur les balançoires, pas de mère ni de nounou dans les alentours. Les familles vont ailleurs ou restent dans les barres. Les dealers ont conquis le terrain. Ils ont fait fuir la clientèle du centre commercial et ont obtenu un à un le départ des commerçants. Ils sont chez eux. Surtout la nuit. La clientèle, très française selon les riverains, vient en automobile pour négocier la marchandise. De l’héroïne, essentiellement. Patrick Puhl, porte-parole de la police confirme: «Rive gauche à Genève, c’est le haschisch, sur les quais et aux Pâquis c’est la cocaïne, et on trouve l’héroïne de plus en plus en périphérie.» Le tram 14, qui dessert depuis peu les Avanchets, aurait contribué à drainer cette nouvelle population. Elle est aujourd’hui là, bien installée, dans les passages et sur les aires de jeu, entachant un quartier dont la réputation n’était déjà pas la meilleure.

Les jeunes à l’action

Pourtant, ça bouge dans les Avanchets, et plutôt dans le bon sens. Le centre commercial est en train d’être remis à neuf avec escaliers roulants, peintures vives, bibliothèque et ludothèque. Aldi, le discounter allemand, va ouvrir une enseigne. Bonne nouvelle pour ce quartier dit populaire et très métissé au pouvoir d’achat étriqué. L’autre satisfaction, ces temps derniers, s’appelle Jeunesse & Co, une association lancée en septembre 2009 par une bande de copains qui sont nés et ont grandi ici. Au début, ils se réunissaient dehors autour d’une table de ping-pong. Maintenant c’est une fois par semaine et bien encadrés dans le local des travailleurs sociaux hors mur (TSHM) de la Fondation genevoise pour l’animation socioculturelle (FASe).

Ivan Susac (24 ans), étudiant dans une haute école de gestion, préside Jeunesse & Co: «Je me souviens quand on était gamins, on était des centaines toujours dehors à jouer au foot, à force d’aller chercher les ballons on connaissait tous les buissons. Maintenant c’est triste, tout est vide, il y a comme une psychose, les gens ont même peur de nous. Quand on écrit Avanchet sur un CV, on est mal barré et quand la police contrôle elle demande: «T’es un Avanchet toi?» Et on passe à la fouille.» Akram Saïdi, automaticien, enchaîne: «On veut sauver le quartier, on ne peut pas lutter contre les dealers et la délinquance mais on veut proposer des tas de choses pour que les gens se réapproprient le quartier.»

Epicerie volante

L’an passé, des jeunes s’étaient déjà illustrés en aidant les anciens à remplir leur frigo: pour pallier la fermeture des commerces, ils avaient monté une petite épicerie volante. Jeunesse & Co agit dans le même sens en appelant à une meilleure cohabitation pour recréer le lien social. En ­janvier, ils présentaient leur association en organisant une gigantesque raclette-party «inter­géné­rationnelle». Ils aiment beaucoup ce mot-là. «On est allé au Grand-Bay chercher les vieux et on a poussé leurs fauteuils», raconte Hacene Debbah (20 ans), futur ingénieur du son. Mercredi dernier, avec le soutien de l’Association Graines de Paix et le Bureau de l’intégration de l’Etat de Genève, ils recevaient à la salle communale des Avanchets quatre orateurs de différentes communautés dans le cadre de la semaine de lutte contre le racisme. Soirée clôturée par un buffet «cuisines du monde» mijoté par les mamans du quartier.

Les jeunes doivent à Djamel Tazamoucht d’avoir concrétisé leurs premiers projets. Travailleur social qui a longtemps œuvré dans le quartier voisin du Lignon, Djamel tient à la fois du grand frère et de l’envoyé spécial auprès de ce que l’on nomme ici avec déférence et un gros point d’interrogation «les autorités». Djamel a agité sous le nez de la bande le fameux «Contrat de Quartier», idée géniale lancée par la commune de Vernier dès 2005. Mis en place au Lignon, le CQ a été étendu en 2007 aux Avanchets. «Il repose sur le concept de démocratie participative, explique Djamel. Tout part d’en bas pour remonter vers le haut. Chaque habitant peut soumettre un projet à un groupe composé d’acteurs locaux, il est étudié et s’il est approuvé, un comité de pilotage débloque rapidement l’argent.»

Publié dans Europe de l'Ouest

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