Suisse. La passion suisse pour l’Amérique

Publié le par unmondeformidable

La passion suisse pour l’Amérique. Par JOËLLE KUNTZ. (Source: Le Temps. 7/02/2009)

Obama avait des prédécesseurs dans le coeur des Suisses: Lincoln fut l’un d’eux

La popularité de Barack Obama en Suisse et l’intérêt passionné que suscitent sa personne et ses projets rappellent d’autres engouements helvétiques pour la présidence américaine, celle d’Abraham Lincoln en particulier. Les archives en ligne du Journal de Genève en donnent un captivant aperçu. L’esclavage suscite dans la nouvelle Suisse confédérale un très fort débat et la guerre civile américaine y est ressentie avec les émotions politiques encore vives du Sonderbund. Après tout, pour les radicaux triomphants de Berne, Genève et Zurich, les Etats sécessionnistes du Sud ne sont pas très différents des cantons catholiques conservateurs. Lincoln jouit donc presque naturellement de l’appui de la Suisse étatique, tant pour son désir farouche de maintenir l’union que pour son souci de faire obstacle au développement de l’esclavage. «Pour nous, écrit le JdG en mai 1961, le Sud est déjà dans son tort par le seul fait qu’il soutient une cause perdue, anti-humaine et antichrétienne…»

Lorsque le Sud est vaincu, lorsque Lincoln est réélu et décide, un peu à la manière du général Dufour en Suisse, de traiter les sécessionnistes «comme s’ils ne l’avaient jamais été», le JdG est aux anges. Mais le répit est court. Dans deux grands papiers datés du 6 et 7 mai 1865, il pleure le président Lincoln «lâchement assassiné». Réfléchissant toutefois au fait que le Sud ne profite pas de ce crime mais tout au contraire multiplie les allégeances républicaines, le Journal prononce un acte de foi dans la sagesse du peuple américain. La guerre civile, écrit-il, a été le baptême de sang des Etats-Unis. «L’esclavage a été à la fois balayé et expié» sans qu’aucun principe – ni liberté – n’y ait été sacrifié. «Le peuple dont M. Johnson est devenu président est le même que celui qui suivait M. Lincoln et la ténacité avec laquelle il s’est cramponné à ses lois dans ses moments difficiles est un gage de la persévérance avec laquelle il se maintiendra dans cette voie.» En décembre 1865, le Congrès adopte le 13e amendement: «Ni esclavage, ni aucune forme de servitude involontaire ne pourront exister aux Etats-Unis, ni en aucun lieu soumis à leur juridiction.» La Suisse radicale est fière de ses amis.

A Genève, en mars 1866, un «Comité en faveur des nègres affranchis» réunit dans la grande salle du casino tous les esprits éclairés de la République pour réfléchir à la façon de venir en aide aux centaines de milliers de Noirs certes libérés mais abandonnés à l’indifférence générale sur le sol de l’Union, sans travail, sans domicile souvent et victimes du sentiment raciste parfois violent de la population blanche, au Nord y compris. Il y a là Carteret, Merle d’Aubigné, le grand rabbin Wertheimer, Ernest Naville et bien d’autres. Le JdG fait le compte rendu de cette assemblée le 1er avril 1866 et le 27 avril, il publie le texte de la lettre que ce comité envoie au président et au Congrès des Etats-Unis.

«… Lorsque vous avez annoncé au monde que… désormais il n’y avait plus un seul esclave sur le sol de l’Union, nous avons salué avec une émotion inexprimable le plus magnifique, le plus grand événement de notre siècle… Si peu important que soit notre témoignage, il ne sera pas dit que la voix de la Suisse ne se sera pas fait entendre pour vous applaudir…» Et le Comité de poursuivre en réclamant davantage Car «elle serait triste la condition de vos affranchis si vous n’en faisiez pas des citoyens». Les affranchis deviendront citoyens par le 14e et le 15e amendement voté quelques mois plus tard mais ils seront aussitôt rabaissés par de nouvelles lois de ségrégation. «La liberté sans les conditions de la vie libre, sans la dignité, sans l’avenir ouvert, sans ce qui fait qu’on se tient debout et qu’on grandit», ce serait, disent les Genevois, recréer un nouvel esclavage. Et tel fut bien le cas.

Entre-temps, le Comité a poussé des antennes à Bâle, Neuchâtel, Berne, dans le Tessin. Mais sous la Coupole, les contradictions ne sont pas absentes. En 1864, lorsque le Schaffhousois Joos a demandé au Conseil fédéral de punir les Suisses propriétaires d’esclaves au Brésil, il a reçu une réponse sèche et triviale: «Si l’on suit la théorie de la motion, il serait aussi indigne d’un Suisse de louer que d’acheter un esclave: mais dans ce cas, il ne resterait plus aux négociants suisses que de se mettre eux-mêmes aux fourneaux.» (Cité par Hans Faessler in La Suisse 
et l’esclavage des Noirs, 2005)

 

Publié dans Europe de l'Ouest

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