Suisse. Contrebandiers nucléaires, les ingénieurs suisses Tinner étaient aussi des informateurs de la CIA
Contrebandiers nucléaires, les ingénieurs suisses Tinner étaient aussi des informateurs de la CIA par Agathe Duparc (Source Le Monde O1/2009)
Un roman d'espionnage, doublé d'une affaire d'Etat. C'est ainsi que l'on peut résumer l'"affaire Tinner", du nom des trois ingénieurs (père et fils) de Saint-Gall objets d'une enquête depuis 2004 pour avoir alimenté le réseau de contrebande nucléaire du "père" de la bombe atomique pakistanaise, Abdul Qadeer Khan. Et dont on a désormais la certitude qu'ils travaillaient également pour la CIA.
Jeudi 22 janvier, la délégation des commissions de gestion (organe parlementaire chargé de contrôler les activités liées à la sécurité de l'Etat) a sévèrement critiqué la manière dont le Conseil fédéral (gouvernement) avait, sous pression américaine, géré ce dossier. Dès 2006, indique le rapport, Washington propose à Berne que les pièces saisies chez Friedrich Tinner et ses fils Urs et Marco - des plans pour la fabrication d'armes atomiques et de centrifugeuses pour enrichir l'uranium - lui soient remises, pour qu'elles ne tombent pas entre de mauvaises mains. Puis, en 2007, de hauts responsables, dont Condoleezza Rice, demandent que la collaboration des Tinner avec les services de renseignements américains, en particulier pour empêcher la Libye de se doter de l'arme atomique, ne "soit ni révélée ni poursuivie dans le cadre de la procédure pénale en cours".
Fin août 2007, le Conseil fédéral refuse ainsi que les ingénieurs, déjà inculpés pour violation de la législation sur le matériel de guerre et blanchiment, soient poursuivis pour espionnage, comme le souhaitait le ministère public. Puis, le 14 novembre 2007, un ordre secret est donné de détruire l'essentiel des pièces à conviction du dossier judiciaire.
En mai 2008, à la suite d'une fuite dans la presse, le président de la Confédération avait expliqué que la Suisse ne pouvait pas conserver en sécurité de tels documents. Le rapport parlementaire juge cette décision "disproportionnée", lourde de conséquences pour la poursuite de l'enquête.
Personne ne sait en effet si les Tinner seront jugés. Marco, le frère cadet, âgé de 40 ans, vient d'être libéré sous caution. Urs, l'aîné, est sorti de prison avant Noël, après plus de quatre ans de détention préventive. Jeudi, ce moustachu brun au visage poupin, aux antipodes de l'image romanesque de l'agent double, a confirmé à la Télévision suisse romande (TSR) avoir travaillé, dès 2002, en Malaisie, pour le réseau du Dr Khan. Puis avoir aidé les Américains à intercepter, en 2003, un cargo qui devait livrer des pièces détachées à Tripoli. Ainsi, prise la main dans le sac, la Libye avait dû renoncer, en 2004, à son programme nucléaire clandestin.
Affaire Tinner: l’habileté des juges par Denis Masmejan (Le Temps 11 juillet 2009)
Il faut admettre que les juges viennent de réaliser en finesse, dans l’affaire Tinner, un joli coup. Il n’est pas du tout sûr que la perquisition qu’ils ont effectuée suffira à sauver les fameux plans d’armes atomiques du pilon auquel les promet le Conseil fédéral, qui les considère trop dangereux pour la sécurité nationale et internationale pour être laissés dans un dossier pénal. Mais les juges d’instruction fédéraux ont réussi à faire bouger à leur avantage, dans les règles de l’art, les pièces d’un jeu compliqué.
L’opération n’allait pas de soi, et il a fallu que les magistrats s’assurent de l’aide de la police cantonale bernoise pour se présenter avec une quelconque chance de succès dans les locaux des policiers fédéraux, d’ordinaire leurs partenaires. Les juges y sont parvenus, évitant le pénible épisode qu’avait dû, un jour, affronter l’un de leurs collègues français à qui la police avait refusé de prêter son concours.
La saisie d’un coffre contenant les clés dont les enquêteurs pensent qu’elles ouvrent les locaux où sont entreposés les fameux plans ne leur donne pas encore, bien sûr, l’accès aux documents eux-mêmes. Mais la mise sous scellés du matériel saisi leur permet d’espérer maintenant une décision de justice confirmant ou infirmant leur droit d’utiliser les documents qu’initialement ils avaient fait saisir, mais que le gouvernement, aujourd’hui, entend leur retirer.
Le Conseil fédéral paraît déterminé à faire détruire ces plans coûte que coûte, conformément aux décisions qu’il a prises. Mais il n’est pas certain qu’il ait anticipé la nouvelle donne créée par l’intervention des juges cette fin de semaine, dont l’effet s’additionne à la fermeté manifestée par la délégation des commissions de gestion du Parlement fédéral, qui exhorte le gouvernement à renoncer à détruire les documents. L’exécutif invoque sa «responsabilité gouvernementale» pour s’en tenir à sa ligne, mais ne semble pas disposer de grands soutiens pour persister dans cette voie-là.
Il est évidemment possible pour lui de passer outre et de faire disparaître ces documents sans attendre. A défaut d’avoir pu convaincre les représentants du Parlement qu’il avait de bonnes raisons pour lui, il lui faudra accepter la réprobation qui promet d’être large. Ou alors, plier. Il n’est peut-être pas trop tard.