Sud-Soudan. L'équation à inconnues multiples

Publié le par Un monde formidable

Sud-Soudan : l'équation à inconnues multiples par Aymeric Janier (Le Monde. 08.01.11)

Hantée par deux guerres civiles (1955-1972, 1983-2005), la région semi-autonome du Sud-Soudan se prononce sur son avenir, dimanche 9 janvier, à la faveur d’un référendum d’autodétermination historique. Pierre angulaire de l’accord global de paix signé au Kenya en janvier 2005, cette consultation populaire devrait déboucher sur une scission du pays, entre le Nord, arabo-musulman, et le Sud, majoritairement chrétien et animiste. Une perspective qui n’est pas sans soulever certaines questions. Tour d’horizon des points de contentieux potentiels en compagnie de Marc Lavergne, géopolitologue et directeur du CEDEJ (Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales, dépendant du ministère des affaires étrangères français et du CNRS).

Des frontières aléatoires

Contrairement aux dispositions prévues par l’accord de paix du 9 janvier 2005, signé à Nairobi (Kenya) par le gouvernement central et les rebelles sudistes du Mouvement/Armée populaire de libération du Soudan, les frontières entre le Nord et le Sud n’ont jamais été matérialisées. Elles sont essentiellement artificielles et ne s’appuient donc sur aucune limite naturelle, ce qui, en cas de partition du pays, risquerait de rendre tout futur tracé très hypothétique, voire impossible. "La nouvelle frontière pourrait être fixée n’importe où, dans la mesure où il n’existe aucune solution de continuité dans cette vaste plaine qu’est le Soudan", explique Marc Lavergne. Déjà, plusieurs régions – Sud-Kordofan, Nil Bleu et, surtout, Abyei, creuset de tensions politico-ethniques – font l’objet d’âpres négociations entre Khartoum et Juba, la capitale du Sud. A cela s’ajoute un autre phénomène traditionnel, qui pourrait remettre en cause l’établissement d’une frontière clairement délimitée : celui des transhumances. "L’existence de gradients climatiques progressifs du Nord au Sud fait que les tribus nomades du Nord [Baggaras arabisés, notamment] transhument vers le Sud pendant la saison sèche et qu’à l’inverse les tribus du Sud [les Dinkas, pour l’essentiel, mais aussi les Nuer] se déplacent vers le Nord pendant la saison des pluies. Ces mouvements ont fini par créer une symbiose qu’il est difficile de briser", souligne Marc Lavergne. D’autant que, d’après ce dernier, le phénomène concernerait pas moins de sept millions de personnes au Nord et quatre millions au Sud, soit un peu plus du quart de la population soudanaise (estimée à environ 42 millions d’habitants en 2009).

Une citoyenneté aux contours flous

Du sort des frontières découle une autre question épineuse : celle du statut accordé aux quelque 2,5 millions de Sud-Soudanais résidant actuellement dans le Nord. De ce point de vue, le discours tenu à Khartoum, en particulier par les responsables de la sécurité, est plutôt comminatoire. "Ces derniers ont notamment dit que les Sud-Soudanais quitteraient le Nord sans rien emporter avec eux, pas même une épingle, ou qu’ils deviendraient des étrangers du jour au lendemain, c’est-à-dire qu’ils n’auraient plus accès, ni aux services de santé ni au système d’éducation. Bien sûr, ces propos effraient les Sud-Soudanais qui vivent au Nord. En effet, il faut savoir que beaucoup d’entre eux, parmi les jeunes générations, ne connaissent pas le Sud et ne parlent pas la langue de leurs parents. Ce sont, pour la plupart, des citadins de grandes villes qui parlent l’arabe", analyse Marc Lavergne. Cependant, ce jusqu’au-boutisme affiché se heurte à la réalité économique, le Nord étant largement dépendant des travailleurs sud-soudanais (domestiques, personnels des usines et des chantiers).

Un pétrole surabondant, source de convoitise

Région frappée par un profond dénuement économique, avec seulement une cinquantaine de kilomètres de routes goudronnées – sur une superficie de 590 000 km2, comparable à celle de la France – et une population vivant à 90% avec moins de un dollar par jour, le Sud-Soudan regorge paradoxalement de richesses naturelles. Son sous-sol recèle en particulier une impressionnante quantité de pétrole, découvert en 1978, qui représente environ 80% de la production du pays (estimée à 500 000 barils/jour, pour des réserves totales d'environ 6 milliards de barils). Malgré les promesses de Khartoum, le Sud n’a cependant jamais eu le loisir d’exploiter lui-même la précieuse ressource. En effet, l’oléoduc par lequel l’or noir transite avant d'être exporté à l’étranger, principalement vers la Chine, l'Inde et la Malaisie, traverse le Nord de part en part, jusqu’à Port-Soudan, sur la mer Rouge. Quid de la situation en cas de partition du pays ? "Les Sud-Soudanais sont piégés parce qu’ils n’ont aucune autre solution. Même si l’on parle d’une voie alternative en direction de Lamu, au Kenya [allié du Sud-Soudan], celle-ci est tout à fait irréaliste en raison du coût prohibitif que cela représenterait", avance Marc Lavergne. Autre pierre d’achoppement : la répartition des recettes issues de ce même pétrole. Pour l’heure, rien n’a filtré des tractations entre Khartoum et Juba. Mais l’hypothèse la plus vraisemblable, selon Marc Lavergne, est que le Sud soit amené à verser des royalties au Nord pour emprunter l’oléoduc et qu’il y ait un partage au niveau des actions des divers sociétés et consortiums. "Globalement, tout cela va compenser, pour le Nord, le manque à gagner lié à l’indépendance du Sud", prédit-il.

Une dette nationale embarrassante

La dette du Soudan avoisine actuellement les 36 milliards de dollars. Peut-on imaginer qu’en cas de scission du pays, le Sud en prenne une partie à sa charge ? Difficile de le dire, estime Marc Lavergne, car "au Soudan, comme en Egypte, où l’armée détourne à la source une grande partie des recettes pétrolières, le budget national est une illusion". A l’aune des arguments développés par le Sud, qui accuse le Nord d’avoir emprunté pour mener la guerre et de l’avoir délibérément maintenu dans un état de sous-développement avancé, il n’est guère envisageable qu’il consente demain plus qu’aujourd’hui à un quelconque remboursement…

Six ans après la fin de la seconde guerre civile, responsable de deux millions de morts et de plus de quatre millions de déplacés, le Sud-Soudan veut croire enfin à un avenir meilleur. Le peut-il ? Sur ce point, Marc Lavergne est pessimiste : "En cas de partition, les Sud-Soudanais vont rapidement s’apercevoir que le Sud-Soudan n’existe pas. Ils vont se battre et s’entre-déchirer parce qu’ils n’auront plus d’ennemi commun pour les mobiliser, c’est-à-dire le Nord. Si une troisième guerre civile doit éclater, elle aura lieu entre tribus sud-soudanaises. Et le Nord, passé maître dans l’art du ‘diviser pour mieux régner’, tirera son épingle du jeu, une fois de plus".

Pour aller plus loin : "Sudan : Darfur and the failure of an African state" (Richard Cockett, Yale University Press, juillet 2010, 320 pages).

Publié dans Afrique de l'Est

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