Soudan. Sud-Soudan, péril au cœur de l’Afrique
Sud-Soudan, péril au cœur de l’Afrique par Angélique Mounier-Kuhn (Le temps. Ch. 21/12/2010)
Le 9 janvier prochain, les Sud-Soudanais choisiront sûrement de s’émanciper de la tutelle de Khartoum. L’avènement de ce 54e Etat sur le continent sera jalonné d’inconnues, qui pourraient conduire à une nouvelle guerre
Depuis l’indépendance de l’Erythrée en 1993, il était acquis que l’Afrique comptait 53 pays. Sauf incident ou report de dernière minute, le continent accueillera prochainement un 54e membre. Le 9 janvier 2011, les électeurs des dix Etats de la partie sud du Soudan doivent se prononcer pour ou contre l’indépendance de leur territoire. De l’avis unanime des observateurs, les sudistes, pétris de rancœurs historiques à l’égard du nord et encouragés par les responsables du Mouvement populaire de libération du Soudan (SPLM), les ex-rebelles au pouvoir dans la région semi-autonome, opteront massivement pour l’autonomie, une décision historique à l’échelle du continent et une véritable épreuve du feu pour l’Union africaine (UA). «Nous savons que nous nous dirigeons vers un tremblement de terre. Mais après, quelles en seront les répliques? C’est bien la question que toute l’Afrique se pose», résume un spécialiste.
Depuis que le Soudan s’est affranchi de la tutelle anglo-égyptienne en 1956, le nord musulman et le sud chrétien et animiste ont constamment guerroyé, à l’exception d’une trêve d’une dizaine d’années. Le principe du référendum d’autodétermination qui devait se tenir au plus tard en janvier 2011 a été arrêté par l’Accord global de paix (CPA, pour Comprehensive Peace Agreement), signé en 2005 au Kenya sous le parrainage de la communauté internationale pour mettre un terme à une seconde interminable guerre civile (1983-2005) qui décima 2 millions de personnes. La Mission des Nations unies au Soudan (10 500 hommes actuellement) a été créée pour assurer la mise en œuvre de cet accord. «A l’époque, le CPA était le meilleur accord de paix jamais négocié jusque-là en Afrique. Mais aujourd’hui, il y a plus de risques que d’espoirs», alerte le Néerlandais Jan Pronk, envoyé spécial de l’ONU au Soudan de 2004 à 2006.
Car, en réalité, le scrutin du 9 janvier prochain, ouvrira la voie non pas à un nouveau pays, mais à deux. En divorçant de Khartoum, Juba – la capitale du Sud – amputera l’actuel Soudan d’un tiers de sa surface, d’un quart de sa quarantaine de millions d’habitants et d’une proportion substantielle de ses recettes pétrolières. La République du Soudan de demain n’aura plus rien à voir avec celle d’hier. Quant à l’édification du nouvel Etat du Sud, elle reposera sur un processus jalonné d’inconnues et de périls qui accapareront toutes les parties prenantes au dossier durant une période intérimaire d’un semestre, avant peut-être une reconnaissance officielle lors de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2011. Relevé de toutes les questions encore ouvertes, à trois semaines du référendum.
Le scrutin aura-t-il lieu à la date prévue?
L’enregistrement des électeurs a été bouclé le 8 décembre, mais la liste définitive ne sera officialisée que quelques jours avant le référendum. Près de 3 millions de Sud-Soudanais vivant au sud du pays, mais aussi au nord et à l’étranger, se sont inscrits et sont manifestement impatients d’aller au vote. «Ils veulent se prononcer sur leur avenir. Compte tenu de leur histoire, tout retard engendrerait chez eux un sentiment de duperie, de trahison», avec le risque de dérapages violents, souligne Peter Pham, vice-président du National Committee on American Foreign Policy, un institut de réflexion new-yorkais. «C’est une question de principe, le respect du CPA dont plusieurs pays observateurs sont garants (Etats-Unis, Norvège, Royaume-Uni…) est essentiel», ajoute Damien Helly, chercheur à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne. «Tout le monde tient à cette date. Mais il ne faut pas exclure qu’un report soit annoncé à la toute dernière minute pour des raisons techniques, nuance un observateur occidental. Dans ce cas, il faudrait qu’il le soit avec l’assentiment du Sud, et qu’une nouvelle date soit fixée à brève échéance.»
Le CPA prévoyait qu’un second référendum se tienne lui aussi le 9 janvier, portant sur le rattachement de la région pétrolifère d’Abyei, la zone frontalière la plus convoitée, à l’une ou l’autre partie du pays. Les négociations qui devaient mener à ce scrutin ont achoppé, et il a été reporté sine die (lire ci-dessous).
Quelles questions faut-il régler avant l’émergence du nouvel Etat?
La sécession probable du Sud pose d’innombrables questions concrètes, dont aucune n’est à ce jour résolue. Comment s’appellera le Sud-Soudan indépendant? Quel sera son drapeau? Plus important, choisira-t-il de battre sa propre monnaie et honorera-t-il les engagements internationaux contractés par le Nord? Une autre interrogation concerne le partage de la dette nationale, qui atteint 34 milliards de dollars sur lesquels Khartoum est en bonne part en défaut. Le Sud, qui accuse le Nord d’avoir emprunté pour mener la guerre et de l’avoir maintenu dans un état de sous-développement, laisse entendre qu’il n’assumera aucun remboursement.
Le statut des sudistes habitant dans le nord pose lui aussi problème. Ils seraient environ 2 millions: après le référendum seront-ils encore tolérés par Khartoum, avec quels droits? Les conditions de circulation entre le Nord et le Sud doivent aussi être négociées. «En cas de sécession du Sud, nous allons changer la Constitution, a d’ores et déjà prévenu le président soudanais Omar al-Bachir. Il ne sera plus question de diversité culturelle ou ethnique, la seule source de la Constitution sera la charia, et l’arabe [ndlr: qui coexiste aujourd’hui avec l’anglais] sera la seule langue officielle.»
Autre incertitude: qu’adviendra-t-il des Joint Integrated Units, ces unités militaires qui ont incorporé après le cessez-le-feu 21 000 combattants originaires du Nord et du Sud et qui avaient pour ambition de devenir le noyau dur d’une armée unifiée?
Dernière pierre d’achoppement, et non des moindres, la frontière: elle n’a pas encore été tracée contrairement à ce que prévoyait l’accord de paix de 2005. En dehors d’Abyei, quatre autres régions sont âprement disputées, dont celle du Sud-Kordofan et du Nil Bleu.
Comment partager les recettes pétrolières?
Plus que toutes les autres, la question de la redistribution des revenus pétroliers, qui conditionnera la viabilité économique des deux Etats, est lourde d’enjeux. «Rien n’est sûr en matière de réserves puisque tout le territoire n’a pas été sondé. Mais actuellement, entre 490 000 et 62 000 barils sont extraits chaque jour au Soudan [ndlr: soit la 3e production subsaharienne], dont 80% viennent du Sud et 20% du Nord», détaille un observateur. Le Nord sera forcément dépossédé d’une partie des recettes, mais le Sud est contraint de composer avec lui: privé de tout accès à la mer, son pétrole transite par l’oléoduc qui traverse de part en part le Nord jusqu’à Port-Soudan, d’où il est acheminé en Chine, en Malaisie et en Inde.
A moyen terme, cependant, il est déjà envisagé de bâtir un oléoduc alternatif au Kenya, un allié du Sud-Soudan. «Cette option n’est pas irréaliste. Elle damerait le pion au Nord et elle serait créatrice d’emplois, ce dont le Sud a vraiment besoin», souligne Peter Pham. Et pour cause: le dénuement du futur Etat est terrible en dépit de sa manne pétrolière: il ne compte qu’une cinquantaine de kilomètres de route asphaltée; 90% de sa population vit avec moins de 1 dollar par jour, dont la moitié dépend de l’aide alimentaire.
Le pays risque-t-il de basculer dans une nouvelle guerre?
«Le risque de troubles est bien là, il est réel, tout peut démarrer n’importe où», met en garde Jan Pronk, en dénonçant le retard pris par la communauté internationale à se pencher au chevet du Soudan.
Pour Peter Pham, l’éventualité d’une reprise des hostilités dans les six mois est faible: «Les deux côtés n’en peuvent plus de la guerre. Et ils sont sous étroite surveillance internationale.» A moyen terme, en revanche, la menace pèse très lourd et dépendra pour bonne part de la réaction de Khartoum au résultat du référendum, elle-même liée à la manière dont l’indépendance sera proclamée: unilatéralement ou de concert? «A Khartoum, les autorités semblent résignées au divorce. Elles s’efforcent dorénavant de tirer le meilleur profit de la situation», avance Peter Pham. Des négociations sont en cours avec Washington, qui envisage de biffer le Soudan de sa liste des «Etats sponsors du terrorisme» et d’alléger des sanctions infligées lors du conflit au Darfour, en cas de bonne conduite. Difficile d’imaginer en revanche que le Conseil de sécurité ajourne, comme il en a la possibilité, l’inculpation d’Omar al-Bachir par la Cour pénale internationale pour génocide au Darfour.
Mais si, épaulés par la communauté internationale, Khartoum et Juba surmontent leurs multiples différends sans aller à la guerre, rien n’assure pour autant que le Sud-Soudan naîtra sous le signe d’une paix durable. «En apparence, relève un spécialiste, tout le monde semble uni au Sud, car tous sont «lobotomisés» par l’échéance du 9 janvier.» L’animosité envers Khartoum est ferment d’unité. Mais, dans les faits, précise Eric Berman, directeur du Small Arms Survey, un institut de recherche genevois qui mène des recherches approfondies au Soudan depuis six ans, «le Sud-Soudan est une mosaïque complexe, où coexistent près de cent ethnies, elles-mêmes subdivisées en clans. Rivalités ethniques, ambitions personnelles, les sources de tensions ne manquent pas.» Et beaucoup, comme l’ancien envoyé spécial Jan Pronk, redoutent une «déstabilisation» d’un Nord attisant insidieusement des mouvements insurrectionnels au Sud, dans un contexte d’autant plus éruptif que les armes, petites et grandes, y ont proliféré ces dernières années. Ce serait le scénario du pire: une implosion du Sud-Soudan, après son indépendance.
Y aura-t-il d’autres envies de sécession sur le continent?
A l’image de l’avènement du Kosovo, vu d’un très mauvais œil par les pays d’Europe confrontés à des mouvements séparatistes (Espagne, Grèce ou Chypre), l’UA redoute un effet boule de neige. Les points de friction sont multiples: Casamance au Sénégal, Cabinda en Angola, Ogaden en Ethiopie, nord musulman et sud chrétien en Côte d’Ivoire… «Ce référendum va poser un problème à l’UA en matière d’intangibilité des frontières, relève Damien Helly. Tout l’enjeu sera de montrer qu’elle peut gérer avec maturité ce dossier qui n’a d’autre solution que politique. Si cela se passe bien, il pourrait servir de modèle ailleurs.»