Quel chemin ont parcouru les pièces archéologiques africaines?

Publié le par Un monde formidable

Out of Africa. Quel chemin ont parcouru les pièces archéologiques africaines que le Musée Barbier-Mueller expose? Enquête au Mali, en France et en Suisse autour d’un marché discret. Par Arnaud Robert  (Le Temps - 21 mars 2009)

 La terre brûle. Petit après-midi de soleil noir, d’étuve, au pays dogon. Un topographe neuchâtelois vise entre deux arbres morts pour calculer la superficie d’une butte qui ressemble à mille autres buttes dans ce pays de falaises et de sécheresse. Il suffit pourtant de gravir la pente; se rendre compte que le monticule est un amas de tessons de poterie, un gisement d’antiquité concassée. Une future fouille à ciel ouvert. L’archéologue genevois Eric Huysecom, depuis des décennies, extrait de ce sol ocre, ensablé, des tonnes de vestiges minéraux. Il a créé autour de Dimmbal, petit village du Mali profond, une mission qui regroupe 27 chercheurs de toutes les disciplines. Ils ont retrouvé dans ces parages une des plus anciennes céramiques du monde, cuite il y a près de dix mille ans. 

Dans sa base, une manière d’oasis où l’on grignote de la salade fraîche, le scientifique – qui enseigne aussi à l’Université de Bamako – extrait d’une chambre un objet emballé à l’intérieur d’une serviette. «Des paysans nous ont amené cette terre cuite il y a trois jours.» Un serpent enroulé qui avale une vache, une pièce superbe sur laquelle ils ont buté en labourant leur champ. «Ils en demandaient 2 millions de francs CFA, soit 6000 francs suisses. C’était hors de mes capacités. Je leur en ai proposé le dixième du prix mais avec l’assurance qu’elle resterait dans le musée que nous avons créé à Dimmbal.» Marché conclu.

Le serpent a sans doute été façonné il y a plus de huit cents ans. Il ressemble comme deux gouttes d’eau brune aux statuettes du delta intérieur du Niger, les beautés dites Djenné-Djeno qui valent pour les meilleures d’entre elles plusieurs dizaines de milliers d’euros sur le marché de l’art archéologique africain. Eric Huysecom s’est gratté la tête toute la nuit quand on lui a remis cet animal de terre. D’abord il pourrait corriger des questions historiques sur l’enclavement supposé de la région il y a plusieurs siècles. Ce n’est pas tout. «Il nous confronte aussi au dilemme de l’archéologue dont les trouvailles peuvent susciter l’intérêt des pilleurs de site. Si nous publions l’origine précise de cette poterie, nous risquons d’encourager les réseaux du trafic d’œuvres.»

Quelques semaines plus tard, Vieille-Ville de Genève. Les vitrines illuminées du Musée Barbier-Mueller offrent au regard printanier des statuettes Djenné-Djeno du Mali, d’autres tirées des sols du Nigeria, des Noks au regard absent. Dans cette exposition rétrospective sur la terre cuite africaine, un certain nombre des objets présentés sont des pièces archéologiques qui datent de plusieurs siècles, voire d’un millier d’années. Prohibée par les Etats concernés, leur exportation n’a jamais cessé. Quel itinéraire empruntent ces pièces, dans leur odyssée mondialisée?

 C’était en 1982. Le magazine National Geographic publiait en couverture le résultat des recherches d’un couple d’archéologues américains qui avaient ouvert plusieurs sites de fouilles dans la région de la ville de Djenné, au centre du Mali. Ils avaient réussi à prouver que l’urbanisation de l’Afrique de l’Ouest précédait les invasions arabes. Mais surtout, ils avaient mis au jour des tertres qui abritaient des centaines de statuettes anthropomorphes, de type Djenné-Djeno.

Vingt-sept ans plus tard, depuis l’Université de Yale où il ­enseigne, le chercheur Rod McIntosh se souvient de sa découverte avec une certaine amertume. «Nous n’espérions rien trouver d’important. Excaver des objets aussi précieux, cela revient pour un archéologue à trouver de l’or sur un site. Il suffit de quelques heures pour que les pilleurs débarquent et saccagent tout. Dans la région de Djenné, près de 95% des sites ont été détruits.»

Aujourd’hui, McIntosh se considère autant comme un archéologue que comme un activiste de la lutte contre le pillage des sites antiques. Il anime des conférences dans le monde entier sur le sujet. Travaille volontiers avec Interpol et Scotland Yard sur des cas liti gieux. «Nous avions la responsabilité de publier nos découvertes. Je ne regrette rien. Mais je me sens le devoir de contrer un marché international qui nuit à l’étude réelle d’une histoire africaine.» Culture de tradition orale, l’Afrique noire compte d’abord sur les fouilles archéologiques pour déterminer son passé ancien.

Territoire des grands empires médiévaux, carrefour d’ethnies, le Mali possède un patrimoine archéologique exceptionnel sur le continent. Dès 1985, une loi y réglemente le transfert des biens culturels, en particulier des statuettes de la vallée du Niger. Mais il suffit de quelques heures aujourd’hui, à Mopti, aux portes du pays dogon, pour dégotter une statuette Djenné-Djeno offerte à la vente.

Chez un marchand qui reçoit à domicile dans un fatras de masques et de poteries, une figurine d’homme accroupi d’une vingtaine de centimètres, reconstituée à partir de fragments, est estimée à 5000 francs suisses, «premier prix». Le marchand propose de se charger lui-même de l’expédition. «Nous obtenons facilement des papiers au Musée national qui nous autorisent à faire voyager les œuvres d’art.» La vieille tradition du musée africain comme lieu de pillage et de corruption ne semble pas menacée.

Et pourtant, quelques jours plus tard, au Musée de Bamako, magnifique institution que même des pays beaucoup plus riches que le Mali – le Nigeria en tête – envient, le directeur Samuel Sidibé réfute cette mauvaise réputation. «La collection a perdu beaucoup de pièces dans les années 1960 et 1970. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nos inventaires sont contrôlés. Si une de nos pièces se retrouvait sur le marché, il serait très facile d’en retracer l’origine. En réalité, c’est une stratégie des collectionneurs, pour légitimer leurs achats d’œuvres interdites, d’affirmer que l’Afrique est incapable de sauvegarder son patrimoine.»

Dans la salle archéologique du musée, une statuette de bélier trône sur un socle en plexiglas affublé de l’inscription «don de Jacques Chirac, président de la République française». L’histoire remonte à 1996. Le magazine Paris-Match publie une photographie de Chirac entouré de son cabinet qui vient de lui offrir pour son anniversaire cet objet du XIIe siècle.

Samuel Sidibé se rappelle avec délices les démarches entreprises au niveau ministériel pour porter à la connaissance de l’Elysée que cet objet provenait d’un site archéologique pillé et que son trafic était prohibé par les lois maliennes. «Finalement, l’œuvre nous a été restituée mais avec cette mention qui la qualifie de don. Tout cela dit beaucoup du rapport Nord-Sud, encore largement fondé sur des réflexes coloniaux. Pas une seule pièce archéologique malienne ne peut se retrouver à l’étranger sans être le fruit d’un pillage.

Elles y sont légion, pourtant. Chez les marchands de Paris et de Bruxelles, dans les collections privées ou publiques, on ne compte plus les statuettes Djenné-Djeno ou les têtes Noks. Le Metropolitan Museum de New York en a acquis. Le Louvre, qui voulait présenter sa nouvelle collection de Noks, a finalement dû céder face aux requêtes et transformer cette possession en prêt gracieux et à long terme du gouvernement d’Abuja.

Le contexte – on l’a vu dans la mésaventure des bronzes chinois vendus par Pierre Bergé – est aux revendications de restitution des patrimoines nationaux spoliés. Dans les faits, les partisans du retour en Afrique se heurtent à la complexité des législations, au lobbying intense des antiquaires et, souvent, au manque d’intérêt des politiciens africains. Dans les bureaux parisiens du Conseil international des musées (ICOM), une ONG rattachée historiquement à l’Unesco, le nouveau directeur général Julien Anfruns semble découvrir encore l’ampleur de sa tâche.

Pour l’ICOM, qui regroupe plus de 27 000 institutions muséales dans le monde, l’élaboration d’une charte de déontologie et surtout la publication d’une liste rouge des objets dont l’exportation est interdite ont constitué des chapitres importants dans un univers où l’on avance plutôt à pas feutrés. «Ces listes sont utiles aux douaniers. Elles permettent d’identifier des pièces qui doivent impérativement être saisies lors de leur transfert.»

Lorsqu’un objet est saisi, tout reste encore à faire, pour les enquêteurs. A eux la charge de la preuve de l’origine de la pièce, de son transfert illégal. Sur un continent où les papiers qui accompagnent les œuvres se falsifient sans grande difficulté, où un objet peut obtenir des permis d’exportation d’un pays dont il ne provient pas, il n’est pas fréquent que des objets archéologiques africains soient restitués aux collections nationales.

Assis sous un groupe de tableaux de Fernand Léger, chez lui en Vieille-Ville de Genève, le collectionneur Jean Paul Barbier-Mueller n’estime pas que le problème vaille la peine qu’on s’y étende. «L’ICOM est bien gentil. Mais des terres cuites, on en trouve partout. Je n’ai jamais acheté d’objets en Afrique, je ne connais pas le réseau des trafics. J’achète mes pièces en Europe. ­Elles sont toutes accompagnées d’un passeport, d’un certificat de provenance. Je ne vois pas bien ce que je peux faire de plus.»

A 78 ans, le Genevois a enrichi considérablement, tout au fil de sa vie, la collection d’œuvres africaines et océaniennes commencée par son beau-père Joseph Mueller. Elle compte plus de 7000 pièces. Les terres cuites africaines, il s’y est mis sur le tard, il y a une quinzaine d’années. Son musée est membre de l’ICOM. Et la nouvelle législation suisse sur le transfert des biens culturels, adoptée en 2005, ne le menace pas. «Quand la loi s’est annoncée, j’ai fait venir un huissier qui a dressé et scellé l’inventaire de la collection. Toutes les pièces acquises avant l’adoption de cette loi, puisqu’elle n’est pas rétroactive, m’appartiennent. J’en suis le légitime propriétaire et personne ne peut rien contre moi.»

 Après avoir cédé et donné plusieurs centaines de pièces au musée parisien du quai Branly, Jean Paul Barbier-Mueller ne conçoit pas de reproduire son geste envers une institution africaine. L’angoisse, souvent partagée parmi les collectionneurs, c’est que les pièces données réapparaissent quelque temps plus tard sur le marché de l’art. Défiance vis-à-vis des musées africains. Mais aussi, sentiment que la passion esthétique pour ces pièces archéologiques est assez peu répandue au Sud. «Moi, dans une terre cuite, je vois une œuvre d’art. Mais l’Africain y voit un récipient. Il est fasciné par l’utilité. Chacun a le droit à son point de vue.»

Débarrasser l’Afrique de son patrimoine archéologique, menacé par les guerres et par la négligence des Africains eux-mêmes. Parmi les collectionneurs occidentaux, le point de vue rassemble largement. Il justifie ces transports qui ne cessent depuis l’ère coloniale. Avec son musée genevois, ses catalogues, ses expositions internationales, Barbier-Mueller prête le flanc à la critique. C’est pourtant cette extrême visibilité qui en fait un des collectionneurs les plus transparents en son domaine.


Publié dans Afrique

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