Paraguay. Le pays des enfants illégitimes
Le Paraguay pays des enfants illégitimes Par François Musseau. Asuncion (Source : Le Temps.CH. 08/08/09)
Depuis un an au pouvoir, le président Lugo n’arrive pas à se défaire de sa réputation de Don Juan et de père irresponsable
Visites répétées dans des laboratoires, examens de sang, tests ADN, comparutions régulières devant les tribunaux… cela fait désordre dans un agenda présidentiel! Autant d’obligations pour déterminer si Fernando Lugo, l’ancien évêque qui dirige le Paraguay, est le père d’un enfant non reconnu. L’intéressé, 67 ans, affirme que non. La mère, une vendeuse de détergents de 27 ans, jure le contraire. La justice décidera dans les mois à venir.
Mais, au-delà de cette affaire judiciaire, Fernando Lugo n’arrive pas à se défaire de sa réputation de Don Juan et de père irresponsable. C’est même devenu, depuis ce printemps, le cœur d’un scandale politique. Alors même que le président de la République de cette nation sud-américaine va fêter le 15 août sa première année au pouvoir, l’intéressé aurait sûrement souhaité que les 7 millions de Paraguayens parlent d’autre chose, par exemple de ses efforts contre une corruption endémique ou sa politique de santé. Peine perdue! Les «enfants perdus» de l’ancien évêque continuent de passionner l’opinion. Combien de fils illégitimes a eu Fernando Lugo? Personne ne le sait. La presse a calculé la possible existence de 17 progénitures, alors qu’il était évêque de San Pedro, une région du nord d’Asuncion, particulièrement pauvre. Lugo, qui a rendu ses habits d’évêque l’an dernier (le Vatican a accepté avec rage son retour à la condition de laïc), n’a reconnu jusqu’alors qu’un seul enfant. A la mi-avril, il admet être le géniteur d’un petit Guillermo.
Dans le pays, la confession de l’ancien évêque a fait l’effet d’un séisme. L’enfant a été conçu en 1999 avec Viviana Carrillo, alors une adolescente de son diocèse qui venait lui demander de l’aide. «J’ai été séduite par les belles paroles de l’évêque», dira-t-elle. Lugo lui aurait dit alors: «Je n’obéis au vœu de chasteté que lorsque je porte la soutane!» Plus tard, quand l’enfant vient au monde, Viviana demande en vain que l’évêque le reconnaisse et lui donne un pécule pour l’élever. Finalement, le président Lugo finira par s’y résoudre. Pourquoi? «C’est parce que nous, les féministes, l’avons obligé à le faire!», s’exclame Gloria Rubin, la flamboyante ministre de la Femme.
Aujourd’hui, les affaires sexuelles du président ne sont pas résolues pour autant. Et pas seulement, selon de fortes rumeurs, parce que ses aventures actuelles (avec des mannequins, des starlettes ou des présentatrices de télé) seraient plus intenses que jamais. La vendeuse de détergents, Benigna Leguizamon, 27 ans, invoque elle aussi la paternité d’un de ses fils, qui aurait été conçu dans sa paroisse de San Pedro en 2001. D’où les visites dans les laboratoires, les tests ADN, auxquels la justice soumet Lugo ces jours-ci. Sans compter que quatre autres femmes s’apprêtent à aller en justice pour le même motif.
Ailleurs, Fernando Lugo serait un cas singulier. Au Paraguay, sa trajectoire n’étonne personne. Car ici, les enfants illégitimes sont légion. On estime que 70% des Paraguayens n’ont pas été reconnus par leur père. Que celui-ci soit au foyer, soit séparé ou tout bonnement volatilisé! Au registre des naissances, les fonctionnaires n’inscrivent que le nom du parent qui se déplace, la mère le plus souvent. L’homme féconde, la mère accouche et élève. C’est la règle dans ce pays ultra-machiste où, d’après le Centre paraguayen national d’études de la population, 80% des femmes ont été abusées sexuellement.
Pressé de se justifier sur ses actes, Fernando Lugo avait placidement répondu: «C’est le fruit de processus historiques.» Il n’a pas tort. Sur les 45 présidents du pays, 8 étaient fils illégitimes, 17 ne reconnurent pas leurs enfants. La descendance du dictateur Stroessner, mort en exil au Brésil, demeure un tabou. Ils ont de qui tenir. Le conquistador espagnol Domingo de Irala, en 1536, encouragea le métissage à outrance avec les Indiens Guarani. Les colons ont alors des harems, et les chroniqueurs décrivent Asuncion comme le «paradis de Mahomet». Fin XIXe, à la fin de la Guerre de la Triple alliance (gagnée par l’Uruguay, l’Argentine et le Brésil), 90% de la population masculine est décimée. Il faut repeupler coûte que coûte, les curés bénissent toutes les unions, légitimes ou pas. «Tout cela a créé une culture très particulière, témoigne la féministe Clide Soto. Les hommes trouvent normal de faire des enfants et de s’en désintéresser, et d’aller voir d’autres maîtresses. C’est l’inverse pour les femmes, qui acceptent passivement leur rôle de mères célibataires.»
Les mentalités commencent à changer. De plus en plus de femmes se rendent devant les tribunaux pour réclamer des pensions alimentaires à des pères absents, séparés, «non responsables». «C’est un processus très lent, dit Celsa, une avocate. Les femmes acceptent souvent leur sort, et les hommes refusent de voir leur statut de «machos» remis en cause. Avoir une brassée d’enfants issus de plusieurs femmes, c’est bien vu ici!» D’ailleurs, l’opinion n’a pas tenu rigueur des frasques du président Lugo. Les féministes l’ont même applaudi: lui, au moins, disent-elles, a reconnu sa paternité!