Pakistan. Footballeuses, un défi aux talibans
Footballeuses au Pakistan, un défi aux talibans par Julien Fouchet (Le Temps.CH. 18/09/10)
A Islamabad, quelques équipes de filles symbolisent à la fois l’universalité du football et une forme épatante de résistance à l’oppression des islamistes radicaux
Le car poussiéreux se gare lentement devant le Jinnah Stadium d’Islamabad. Les portes à soufflets s’ouvrent et laissent passer les joueuses de l’équipe de Quetta. Personne n’est là pour les accueillir, si ce n’est Robina Irfan, leur «manageuse». Ces footballeuses viennent de traverser l’une des régions les plus dangereuses au monde: les zones tribales pakistanaises. Près de deux jours de périple à travers les montagnes, refuge des talibans, pour rejoindre la capitale pakistanaise et participer au sixième Championnat national de football féminin.
Pendant une semaine, ce sont 12 équipes et plus de 200 joueuses qui vont s’affronter pour décrocher ce tournoi annuel. Au Pakistan, et notamment à Quetta, dans les provinces reculées, les femmes ne sortent que très peu, si ce n’est couvertes intégralement. Autant dire que, sur le terrain, les joueuses ne sont pas en short et tee-shirt. Les manches longues sont obligatoires et le hidjab (voile qui couvre les cheveux, les oreilles et le cou) fortement conseillé malgré une température de plus de 40 °C.
Robina Irfan passe en revue ses 18 joueuses. «C’est bon, elles sont toutes là. J’avais peur qu’il en manque une. Les parents, c’est déjà compliqué de les convaincre de laisser leurs filles jouer au football. Alors, pour leur demander de les autoriser à aller loin de chez elles, jusqu’à Islamabad, j’ai dû aller les voir un par un», explique cette femme, descendante du roi qui gouvernait le Baloutchistan jusqu’en 1947, une province frontalière avec l’Afghanistan. Bano a 22 ans. Elle joue en défense dans l’équipe. Elle est mariée et vit, comme le veut la coutume pakistanaise, dans la maison de sa belle-famille. «Ça a été dur de les convaincre de me laisser jouer. Mais mon mari travaille en Suède comme serveur. Il n’est jamais là… En revanche, ses amis me répètent souvent que je devrais arrêter de jouer parce que courir, ce n’est pas correct pour une femme», explique-t-elle. Robina Irfan emmène toute son équipe sur un terrain pour l’entraînement, à deux pas du stade: «C’est bien ici, on a de la pelouse, et on peut jouer à l’air libre. A Quetta, les filles doivent s’entraîner derrière de hauts murs, loin du regard des hommes. C’est un peu étouffant.» Seul problème pour l’équipe de Quetta, l’absence de coach. «Il n’a pas voulu venir parce qu’on ne peut pas le payer.» Robina Irfan ne s’est pas démontée et a appelé, avec cette fermeté propre aux femmes de la haute société pakistanaise, deux hommes qui feront office d’entraîneurs du jour.
Dans le stade Jinnah, les matches s’enchaînent pour les qualifications. C’est maintenant les quarts de finale. Islamabad, la capitale, fait face à Peshawar, une ville régulièrement frappée par les attentats suicides des talibans pakistanais. Sur le bord du terrain, un homme, visage tendu, transpire. Il s’appelle Fazal Mighan. Il est médecin dans un hôpital du gouvernement à Islamabad. Sa fille, Mejzgaan, évolue sur le terrain, et pour rien au monde il ne manquerait un match de l’équipe féminine du Islamabad Football Club. Il est d’ailleurs à l’origine de sa création. «Dans ma famille, on ne joue pas au cricket comme la plupart des jeunes au Pakistan. On joue au football! Et je voulais que ma fille, aussi, puisse taper dans un ballon.»
Chez les Mighan, dans un quartier populaire d’Islamabad, on reçoit les invités dans une pièce à part. Comme dans la plupart des maisons au Pakistan, il est interdit à l’étranger d’aller plus loin, dans la partie réservée aux femmes et à la famille proche. Fazal exhibe fièrement les trophées de championnat remportés dans les années 1980. Il rêve un jour de pouvoir ajouter celui de sa fille. Mejzgaan, 21 ans, vêtue d’une tunique bleue, entre dans cette pièce habituellement réservée aux hommes. «Mon père est une exception», déclare d’entrée de jeu cette étudiante en économie, par ailleurs ailier droit de l’équipe d’Islamabad. Toute la famille est originaire du nord du Pakistan, de l’Orakzai. Cette région est le théâtre de combats permanents entre l’armée et les talibans. «Quand je vais là-bas, je porte le voile intégral et je ne parle pas de foot, ils n’aiment pas ça, avoue la jeune joueuse. Mais, quand j’aurai achevé mes études, j’aimerais bien y vivre pour monter une équipe, parce que le foot, c’est donner du pouvoir aux femmes. Ça fait partie de mon combat!» s’emporte Mejzgaan, tête non voilée sur les terrains, et maillot rouge numéro 17.
Retour à la compétition. Islamabad, Peshawar et Quetta sont désormais éliminés du tournoi. Les formations en finale seront les plus fortunées: Young Rising Stars, l’équipe d’une université pour l’élite pakistanaise, face à la Wapda Team, du nom d’une compagnie d’électricité. «Nos joueuses, on leur paie un salaire mensuel pour s’entraîner chaque jour et on leur finance leurs études pour qu’elles puissent trouver un travail», affirme fièrement Fahad Wahid, le coach de la Wapda. Avant le match, dans le vestiaire, Fahad motive ses joueuses, disposées en cercle autour de lui: «Ne soyez pas timides! Pas de sentiments sur le terrain, il faut foncer. Et puis, concentrez-vous sur les mains, pas sur les pieds!» La séance se termine par une prière, un appel à Allah pour gagner la finale. Ses joueuses partent sur le terrain et le coach, seul, avoue quelques difficultés à entraîner une équipe de femmes: «Quand on marque un but, je ne peux pas les serrer dans mes bras comme je le fais avec les joueurs. Alors, je me contente de poser la main sur leur tête.»
On ne se mélange pas dans les tribunes. Les équipes arrivent en file indienne sur la pelouse du Jinnah Stadium. Dans les gradins, Farishta Ali se prépare à savourer le match. Cette trentenaire va être, dans quelques mois, la toute première entraîneuse de football agréée FIFA au Pakistan: «Le fait que des hommes entraînent des femmes, voilà ce qui n’est pas bien vu par les fondamentalistes religieux. On est dans un pays islamique! s’exclame cette passionnée de football. Les talibans disent que c’est un sport d’hommes alors qu’ils ne savent même pas jouer au foot!» Sur le terrain, les deux équipes n’arrivent pas à se départager. Les actions sont laborieuses, les passes maladroites et les fautes souvent sifflées… par un arbitre masculin: «Ce que j’aime bien avec le football féminin, c’est que c’est doux. Ça va plus lentement, on a moins à courir après le ballon», avoue Farishta. Tout autour, dans les tribunes de ce stade de 50 000 places, on compte à peine une centaine de personnes. Et, comme dans une mosquée, les hommes et les femmes ne se mélangent pas.
Hadjran, côté femmes, est venue encourager sa sœur, Asmara, numéro 9 dans l’équipe des Young Rising Stars. Elle porte le voile intégral: «C’est impossible de jouer au football. Pour moi, ça voudrait dire qu’il faut enlever le voile. Et ça, je ne peux pas, c’est contre ma religion, même si, paraît-il, il existe des matières textiles spéciales contre la transpiration.» Sur le terrain, Asmara, 18 ans, ne porte pas le voile, concentrée sur les attaques répétées de l’équipe adverse. Le score est toujours nul à l’issue de la prolongation. La séance de tirs au but se solde par un 4-3 pour l’équipe d’Asmara. Les 18 filles exultent, hurlent et jouent, soudain, les stars face aux appareils photo. Dans son gradin, Farhat, la mère d’Asmara, se rappelle: «C’est moi au début qui ai refusé de la laisser jouer au foot, à cause du hidjab qu’elle devait enlever. Mais son père a donné son accord et, maintenant, je l’encourage. Et plus que lui!» Farhat a d’ailleurs tout préparé pour ce soir: un grand repas avec les voisins pour fêter la victoire de sa fille.