Maroc . La guerre du kif

Publié le par Un monde formidable

La guerre du kif au Maroc par Leïla Slimani (Jeune Afrique. 26/11/09)

Depuis 2004, les autorités mènent une lutte sans merci contre le trafic de drogue, notamment la résine de cannabis. Objectif: éradiquer sa culture d’ici à 2018.

En juillet 1969, le célèbre guitariste américain Jimi Hendrix passa deux semaines dans le Sud marocain, à Essaouira. Il y apprit des rudiments de la musique Gnawa et fut, semble-t-il, initié au sebsi, cette pipe traditionnelle que l’on bourre de kif. Après lui, des générations de néo-hippies ont continué d’affluer au royaume chérifien, particulièrement dans les montagnes du Rif, que certains qualifient encore de « Jamaïque de l’Afrique ». Une réputation à laquelle Chakib Benmoussa, le ministre de l’Intérieur, est bien décidé à mettre un terme. Depuis 2004, il mène une guerre acharnée contre le haschisch. Et espère que l’on pourra crier victoire dès 2018, quand la culture de cannabis aura été totalement éradiquée.

Les rapports internationaux sont formels: le Maroc reste l’un des principaux producteurs mondiaux de cannabis. Le royaume fournit à l’Europe 80 % de sa consommation. Mais, depuis 2008, du département d’État américain à l’Office de l’ONU contre la drogue et le crime (ONUDC), tout le monde salue les « efforts brillants » des autorités dans leur lutte contre la culture et le trafic de haschisch et « les résultats tangibles » sur le terrain.  En 2003, le Maroc comptait 134000 hectares de surface cultivée et produisait 3000 tonnes de résine de cannabis. Aujourd’hui, la surface cultivée a été divisée par plus de deux, pour être ramenée à environ 55000 hectares. En 2009, 9800 hectares de champs de cannabis ont été détruits. Les régions de Tétouan et de Larache, pourtant au centre du trafic depuis des décennies, ont été déclarées officiellement « provinces sans cannabis ». L’été dernier, c’est dans la région de Taounate, dans le pré-Rif, que les policiers sont venus déverser de l’herbicide sur les cultures. Le Maroc semble bien parti pour atteindre son objectif de ramener à 12000 hectares la surface cultivée d’ici à 2012.

Surtout, les rapports notent que, pour la première fois, les autorités ont consenti à ouvrir la boîte de Pandore, procédant à des centaines d’arrestations. Benmoussa avait prévenu: « La justice sera appliquée à tous, quels que soient leurs postes ou leurs positions. » Selon Abdellah Alaoui Belghiti, procureur du roi près la cour d’appel de Casablanca, 21530 opérations ont été menées par les services de lutte contre le narcotrafic en 2008-2009; 53893 personnes ont été jugées et plus de 400 tonnes de kif saisies. En août 2009, l’arrestation du baron de la drogue Lamfadel Akdi, dit Triha, permet de mettre au jour un vaste réseau dans lequel sont impliqués des membres de la gendarmerie et du monde judiciaire. Parmi eux, l’ex-parlementaire Mohamed Jouhari. Les autorités, pour qui la question a longtemps été un tabou, ne rechignent plus à reconnaître que le trafic de drogue a infiltré toutes les couches de la société. « L’époque des barons de la drogue tout-puissants est presque révolue, a même déclaré le commissaire Ahmed Ben Dahmane devant la presse. On est en train d’en finir avec l’immunité que leur assurent certains fonctionnaires de l’État et des responsables dans les administrations publiques et les conseils élus. »

« Les résultats que connaît le Maroc aujourd’hui sont d’autant plus étonnants que, pendant des années, les autorités se sont contentées de beaux discours. Il n’y avait aucune stratégie et, surtout, aucune volonté politique », reconnaît un diplomate longtemps en poste dans le royaume. La région du Rif, où se concentre l’essentiel des cultures, a été totalement délaissée pendant tout le règne de Hassan II. Dans les années 1980 et 1990, alors que la demande de cannabis explosait en Europe, les cultures se sont étendues, et les barons de la drogue ont fait de cette région une zone de non-droit (voir encadré).

Khalid Zerouali est wali au ministère de l’Intérieur. Directeur des migrations et de la surveillance aux frontières, c’est le Monsieur anti-drogue du Maroc. « Jusqu’en 2003, notre action n’était pas efficace, car nous ne disposions pas d’une radioscopie détaillée des superficies, explique-t-il. Aujourd’hui, nous avons mobilisé des moyens humains et technologiques pour mieux connaître le terrain. » Sa stratégie comprend trois volets: limiter l’offre, réduire le trafic et diminuer la consommation. Ses services procèdent de façon progressive, région par région. Avant les semences, fonctionnaires et ONG mènent sur le terrain des campagnes de sensibilisation. Dans les souks et les mosquées, les agriculteurs se voient vanter les mérites des cultures de substitution, comme le safran, le caroubier ou les plantes médicinales. Et on leur rappelle, au passage, qu’ils enfreignent la loi et risquent entre quatre mois et un an de prison ferme. Pendant la semence, les terrains sont méticuleusement surveillés, puis les satellites prennent le relais pour ne rien laisser au hasard. Scanners à rayons X, appareils à ultrason, bateaux rapides, hélicoptères, les quelque 11000 personnes déployées pour quadriller les montagnes du Rif et les zones côtières disposent de tout l’attirail technologique nécessaire.

« Le Maroc doit absolument gagner cette guerre. Le coût du trafic de drogue est énorme pour la société. Cela crée de la criminalité, de la corruption, cela gangrène tous les milieux », explique Zerouali. Ces cinq dernières années, les autorités ont démantelé pour la première fois des réseaux de trafic de drogue dure sur le territoire. « En 2007, nous avons saisi 250 kg de cocaïne, indique Zerouali.

Nous savons qu’un cartel colombien a essayé de faire un putsch dans le Rif. » Devant la pression internationale, le Maroc a donc fait la preuve de son volontarisme. Aujourd’hui, les autorités demandent à ne plus être traitées seulement comme un pays producteur, mais comme un partenaire doté d’une expertise. « Certes, c’est le Sud qui produit, mais c’est dans le Nord que se trouve l’argent de la drogue, rappelle Zerouali. Il est impératif d’agir sur la demande en Europe et de reconnaître une responsabilité partagée dans ce dossier. »

Pour les habitants du Rif, dont 90000 familles vivent de la culture du cannabis, l’issue de cette guerre est cruciale. Les agriculteurs, coincés entre l’autorité du Makhzen et la pression des trafiquants, regardent l’avenir avec inquiétude. Les cultures alternatives? Beaucoup n’y croient pas. « Certaines cultures ne prendront pas sur nos sols, qui sont très arides. Et de toute façon, aucune culture n’est aussi rémunératrice que le cannabis », regrette Ali, un agriculteur rifain. Selon le World Drug Report de l’ONUDC, la culture de cannabis génère jusqu’à dix-huit fois plus de bénéfices que celle de l’orge, par exemple. Zerouali le sait: la meilleure réponse au trafic de drogue est le développement de la région. « Notre approche est globale. Pour aller au bout de l’éradication, il faut accélérer l’urbanisation, l’essor du tourisme, le désenclavement et le développement d’activités non agricoles dans la région. » 

 

La bataille du kif par Halima Belghiti (Jeune Afrique. 05/01/2004)

 Pour la première fois, une enquête donne une image précise de la culture du cannabis dans le Rif.

Pour accéder à la terrasse, il faut monter un escalier étroit. C'est d'ailleurs le cas pour toutes les petites gargotes situées autour de l'ancienne place du Fedan à Tétouan, dans le nord du Maroc. L'atmosphère est tellement enfumée qu'on peine à distinguer les visages. La pipe de kif (cannabis) fait le tour de la table. Cela fait partie de la tradition. On fume après le déjeuner, entre amis, en jouant aux cartes pour préparer la sieste. À Tétouan comme à Tanger ou à Al Hoceima, fumer du cannabis s'apparente beaucoup plus à une forme de convivialité qu'à une véritable consommation de drogue. À perte de vue, des champs verts s'étendent jusqu'à Ketama, haut lieu de la culture de cannabis au Maroc. Ici, presque tous les travailleurs des champs ont un « joint » aux lèvres, même les gamins. Pas de tabac, juste de l'herbe que l'on fume presque sèche. Naturellement.  Le discours sur l'éradication de la culture du kif n'est pas perçu de la même manière qu'à des centaines de kilomètres, à Bruxelles ou à Genève. Dans cette région, la tradition du kif résiste malgré la répression qui vise aussi les simples consommateurs. C'est aussi pour cette raison que, régulièrement, le nord du Maroc, particulièrement la région du Rif, continue d'inspirer moult rapports et études. Le dernier travail en date est une « Enquête sur le cannabis 2003 » réalisée par l'Agence pour la promotion et le développement des provinces du Nord (APDN) avec la collaboration de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC)(*).

C'est la première fois qu'un document aussi clair, avec une portée pédagogique manifeste, est produit dans un tel esprit constructif. Un bon exemple de coopération internationale, comme le souligne dans la préface du rapport Driss Benhima, directeur général de l'APDN. C'est également la première fois qu'une enquête de ce type est soutenue officiellement par l'administration marocaine. Des moyens technologiques perfectionnés ont été mobilisés. Les images prises par le satellite Spot 5 ont permis de dresser un portrait géographique très fin de la région ciblée.  L'enquête a été effectuée en juillet et août 2003 dans cinq provinces du nord du Maroc : Chefchaouen, Al Hoceima, Taounate, Larache et Tétouan, des régions enclavées mais très prisées par des Européens nostalgiques des « chemins de Katmandou ».

La superficie des cultures de kif, en hausse au cours des dernières décennies, représente environ 134 000 hectares, soit 27 % de la surface agricole utile dans la région enquêtée. La production de cannabis brut se situerait à 47 400 tonnes. La production potentielle de résine, quant à elle, serait de 3 080 tonnes. Par ailleurs, le chiffre d'affaires du commerce illicite engendré par le commerce du haschisch marocain est évalué à 114 milliards de dirhams (10 milliards d'euros), dont seulement 2 milliards restent dans le royaume.  Le territoire espagnol est le pôle de transit de la drogue marocaine à destination du marché de l'Europe occidentale. En 2002, 801 tonnes de haschisch ont été saisies, dont 735 tonnes en Europe - 551 tonnes rien que sur le territoire ibérique.

L'enquête rapporte également que 96 600 familles vivent de la culture de cette plante, soit 800 000 personnes. La production de cannabis constitue 51 % du revenu total annuel par famille, soit 20 900 dirhams (1 950 euros), ce qui est relativement insignifiant par comparaison avec les sommes énormes générées par le trafic international de drogue à travers le monde. C'est dans ce contexte que la notion de « coopération internationale », notamment avec l'Europe voisine, principale destination de la drogue marocaine, est mise en avant par le rapport comme un élément de réponse déterminant.

Le développement économique et social apparaît comme la pierre angulaire du travail à mener dans ces régions. Il s'agit de remplacer la contrainte par la coopération. Ne plus obliger les producteurs à abandonner la culture du cannabis, mais les associer à une entreprise de développement. Se pose toutefois la question des cultures de substitution. La rentabilité du cannabis est nettement supérieure à celle d'autres productions agricoles, sept à huit fois celle de l'orge, par exemple. En culture irriguée, le cannabis devient douze à seize fois plus rentable que les céréales ou les légumineuses. L'éradication du cannabis s'impose aussi pour des questions environnementales. Cette culture est responsable de la dégradation d'un écosystème déjà fragile, causant, par surexploitation, l'érosion des sols et la déforestation. La production de blé, d'orge et d'olives est à l'examen, mais d'autres problèmes sont à résoudre, comme ceux relatifs au morcellement des parcelles agricoles et à la structure foncière.

Le Maroc pourrait-il s'orienter vers une certaine libéralisation du système judiciaire et légal face à la culture et à la consommation du cannabis ? Aucune mention de cette question n'est faite dans le rapport, alors même que la dépénalisation de la consommation de cannabis est à l'ordre du jour en Europe.

Grâce à cette enquête, une première étape importante a donc été franchie dans la lutte contre la culture et le trafic du cannabis. De façon plus efficace que par le passé et avec l'aide de l'Union européenne, tant de fois promise mais jamais concrétisée. Les autorités disposent dorénavant d'un outil précieux. Mais l'essentiel reste à faire : établir un plan d'action courageux - et réaliste - qui énoncerait des mesures concrètes tout en prenant en compte l'intérêt des agriculteurs. Car ils ne récoltent que les miettes des profits incommensurables engrangés par cette activité. Le problème n'est pas que dans les champs...

* L'enquête est téléchargeable en anglais et en français (48 pages) sur Internet : www.unodc.org

Publié dans Afrique du Nord

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