Le nouvel axe franco-américain en Afrique
Le nouvel axe franco-américain en Afriquepar Tanguy Bethemet et Laure Mandeville (Le Figaro. 19/01/11)
Naguère terrain d’affrontement entre des ambitions rivales, le continent africain devient un modèle de coopération entre Paris et Washington. Apurant son passé colonial, la France s’accommode de la volonté des États-Unis d’étendre leur influence, au nom de la stabilité et de la démocratisation.
Dès le lendemain de l’élection ivoirienne, le 28 novembre dernier, un « couple diplomatique » se forme à Abidjan. L’ambassadeur de France, Jean-Marc Simon, et son homologue américain, Phillip Carter III, s’affichent plusieurs jours de suite à l’hôtel du Golf pour y rencontrer Alassane Ouattara, le président élu retranché entre ses murs. Les deux hommes pénètrent de concert dans l’établissement et en ressortent ensemble. L’objectif est limpide : montrer au camp de Laurent Gbagbo, clairement battu dans les urnes mais qui refuse sa défaite, qu’aucun coin ne pourra être enfoncé entre la France et les États-Unis sur la lecture des résultats du scrutin. Tandis que la crise s’enlise, cette dynamique bilatérale se retrouve à tous les niveaux de la hiérarchie diplomatique franco-américaine, à travers les relais des ambassades, des directions africaines des ministères respectifs, et bien sûr directement entre l’Élysée et la MaisonBlanche. « Le dialogue est intense et quasi-quotidien », note un observateur, qui insiste sur « l’importance clé des nouvelles technologies » dans la qualité de la communication bilatérale et multilatérale.
« Tout va très vite, on peut appeler directement les gens sur leur portable, à New York, Paris, Washington, envoyer des textos ou des e-mails. Cela joue dans une crise de ce type, où tout doit aller très vite si l’on veut empêcher les positions des uns et des autres de se fossiliser. »
Si les officiels français sont d’accord pour dire que la relation franco-américaine sur l’Afrique est en train de connaître une mutation manifeste, ils insistent pour souligner qu’au-delà du couple ParisWashington, c’est la mobilisation de la communauté internationale et le rôle de premier plan joué par les Africains eux-mêmes, à travers l’Union africaine et la Cédéao, qui apparaît comme l’élément le plus déterminant de la crise ivoirienne. « Ce qui est frappant, c’est moins l’excellente coopération francoaméricaine que l’unanimité internationale pour soutenir Ouattara », note le conseiller diplomatique du président Sarkozy, Jean-David Levitte.
« Rééquilibrer l’influence chinoise »
Il n’en reste pas moins que le duo Paris-Washington sur l’Afrique en temps de crise, derrière lequel se profile aussi l’Union européenne, semble se roder. Le précédent de la coordination des Français et des Américains, pendant la crise guinéenne l’an dernier, rappelle d’ailleurs celui de la Côte d’Ivoire aujourd’hui. À l’époque, Paris et Washington vont même jusqu’à publier, geste rare, deux communiqués communs pour affirmer la nécessité absolue de l’élection présidentielle « sans possibilité de report ». Pour les deux États, la Guinée n’est pourtant pas un terrain neutre. La France y a peu d’intérêts économiques majeurs, mais un passé colonial fort. Les États-Unis visent l’exploitation des gisements de fer. Lors de la crise irakienne, en 2003, les deux pays s’étaient heurtés en Guinée, où les Américains avaient tenté de convaincre le dictateur Lansana Conté de soutenir leur intervention, une initiative bloquée par le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin. De fortes tensions étaient nées de cette aventure. Elles ont visiblement été oubliées, au profit d’une approche commune visant à prévenir les conflits et à démocratiser le continent africain.
« Instabilité régionale, mauvaise gouvernance, terrorisme, piraterie, trafic de drogue, migrations incontrôlées : toutes ces menaces appellent des réponses qu’aucun État ne peut prétendre apporter seul », note Nancy Walker, ancienne directrice de l’Africa Center for Strategic Studies au département de la Défense, aujourd’hui chef des études africaines à l’Atlantic Council. « L’entrée de l’Afrique dans la globalisation, la concurrence qui s’y développe avec l’arrivée de nouveaux acteurs comme la Chine ou les États du Golfe, exigent une approche collective presque. Il ne peut plus être question de pré carré ou de politique d’influence stricto sensu face aux Africains », renchérit un observateur français.
Quand on demande aux Américains pourquoi le partenariat franco-américain est aujourd’hui aussi fluide, ils expliquent qu’il y a eu un changement majeur « dans la politique africaine de la France ». « L’héritage colonial est de plus en plus loin », note un officiel du département de la Défense. « Sarkozy a entrepris de démilitariser et de normaliser la politique africaine de la France », confirme l’ambassadeur Frances Cook, qui a fait une large partie de sa carrière diplomatique en Afrique et conseille maintenant des entreprises investissant sur ce continent. « Je me souviens de mon séjour comme conseillère au Cameroun dans les années 1970. Les Français contrôlaient tout. Leurs conseillers spéciaux siégeaient au gouvernement et étaient plus puissants que les ministres ! Mais ce ne serait plus possible aujourd’hui… », affirme-telle, soulignant «l’approche pragmatique, essentiellement économique » du président Sarkozy, visant à diversifier les intérêts français en Afrique non francophone, dans des pays comme l’Afrique du Sud ou l’Angola.
Ce jugement recoupe celui exprimé par l’ambassade américaine à Paris, dans plusieurs télégrammes diplomatiques rédigés en août 2008 et récemment publiés par le site WikiLeaks. Évoquant la volonté de rupture de Nicolas Sarkozy avec la Françafrique, ces câbles jugent que « la nouvelle approche française » permettra aux États-Unis « d’étendre leur influence sans rencontrer de résistance ou d’interférence » de Paris. « Les Français paraissent trouver confortable la volonté des Américains de partager le fardeau et… de rééquilibrer l’influence chinoise », ajoute la note diplomatique. D’autres télégrammes évoquent le cas du Gabon pour jeter quelques doutes sur la capacité de l’équipe de Sarkozy à changer la nature intime et peu transparente des relations franco-africaines. « Il y a toujours des perplexités et des tirages sur certains sujets, les décideurs à Washington continuent par exemple de s’interroger sur la relation intime et particulière de la France avec le Tchad », explique la spécialiste Jennifer Cook, du Centre for Strategic and International Studies. Mais dans l’ensemble, diplomates et experts voient une vraie convergence entre les deux pays.
Aux États-Unis et ailleurs, la perception historique, longtemps ancrée à Washington, selon laquelle « la France est plus intéressée par la stabilité que par la démocratisation et la bonne gouvernance», s’estompe, note Jennifer Cook. «Si vous lisez les discours d’Obama à Accra et de Sarkozy à Dakar, vous verrez une vraie convergence de vues, notamment sur la nécessité d’africaniser les processus de gestion des crises », ajoute l’ambassadeur Frances Cook. «Parler de rivalité est devenu un anachronisme», dit carrément un officiel du ministère de la Défense américain.
L’exemple de Djibouti
Les experts notent toutefois que le rapprochement franco-américain en Afrique ne date ni d’Obama ni de Sarkozy. Il s’amorce au tournant des années 2000, une fois passé « le gros creux » de la tragédie rwandaise, époque à laquelle la politique française, mue notamment par ses obsessions de rivalité entre francophones et anglophones, suscite une vraie crise avec Washington, selon la spécialiste Nancy Walker. À l’époque, l’un des responsables de l’Afrique au Pentagone, Vincent Kearns, devient persona non grata à Paris pour avoir accusé la France d’un rôle trouble au moment du génocide. Après ce pic de tension, l’Afrique deviendra pourtant un havre de bonne coopération malgré la tourmente de la crise irakienne. Peut-être parce que le traumatisme des grandes puissances, qui ont échoué à arrêter la catastrophe, pèse lourd… Paris et Washington coopèrent d’ailleurs efficacement à Madagascar pendant la crise de 2002, malgré des divergences d’appréciation initiales. Au lendemain du 11 septembre 2001, les deux capitales vont aussi progressivement mettre en place une coopération militaire « modèle », notamment en matière de formation des armées africaines, d’action antiterroriste dans la région sahélienne et de lutte contre la piraterie maritime dans la Corne de l’Afrique.
De ce point de vue, militaires américains et français aiment souligner l’excellente dynamique qui prévaut à Djibouti, ancienne colonie française qui héberge aussi depuis 2002 une base militaire américaine. Pourtant, quand les boys américains débarquent pour s’installer à Camp Lemonnier, les Français s’interrogent sur leurs motivations. Une bagarre entre soldats français et américains dans une boîte de nuit va même défrayer la chronique. Mais, progressivement, les esprits s’apaisent et le ménage à trois marche bien dans ce lieu clé devenu le « hub stratégique » pour la surveillance de la Somalie et de la piraterie maritime. Les troupes s’entraînent ensemble, l’échange d’information et d’aide technique est permanent. Les militaires français estiment que cette coopération à Djibouti est un bon exemple de ce que devrait être la relation bilatérale en Afrique. Les Djiboutiens ont pris acte de cette bonne entente.
Entre militaires américains et français, on parle désormais de « division du travail ». De plus en plus intéressés par l’Afrique, mais pourvus de moyens limités sur un terrain qui reste nouveau pour eux, les Américains jugent l’expertise de la France et ses réseaux précieux, explique un officiel du département de la Défense. Les Français, de leur côté, sont désireux de s’associer aux initiatives américaines, notamment l’aventure d’Africom, ce commandement pour l’Afrique que les Américains ont créé en 2008 à Stuttgart pour renforcer la formation des armées africaines. Les Français ont un officier de liaison sur place. Ils sont aussi présents, via un autre officier de liaison, au Centre d’études africaines de l’Université de la Défense (dépendant du Pentagone) à Washington, qui forme des réseaux parmi les élites africaines et a connu un essor considérable depuis sa création, passant de 10 personnes à 80.
Bien sûr, des nuances demeurent sur nombre de pays ou de dossiers. Les Français jugeraient par exemple les Américains trop timides sur la lutte contre al-Qaida au Maghreb, les Américains estimeraient que les Français ne prennent pas assez au sérieux les trafics de drogue dans le golfe de Guinée… Mais les deux pays jouent de plus en plus collectif. « Un vrai partenariat », risque une source française.