La longue marche des Libanais d'Afrique (1)

Publié le par Un monde formidable

La longue marche des Libanais. Par Marianne Meunier (Jeune Afrique. 13/10/2009)

Pas franchement africaine et plus vraiment libanaise, cette diaspora invente, pas à pas, sa propre identité. Au-delà d’une réussite économique incontestable, les dernières frontières sont la politique et la société civile.

Claire a 23 ans et deux amours. Dans l’ordre des rencontres, il y a d’abord la Côte d’Ivoire, le pays de sa mère et des tout premiers souvenirs, car c’est là qu’elle est née et a passé sa petite enfance. Puis vient le Liban, le fief de son père, un musulman chiite du Sud où, entre 7 ans et 15 ans, elle a vécu des années de « princesse chouchoutée » par ses grands-parents. Voix douce et manières élégantes, Claire est aujourd’hui le joli fruit de ces deux terres. Dans son identité, elles occupent une place égale. Binationale, Claire maîtrise aussi bien l’arabe que le français et le dioula. Elle connaît ses deux familles et leurs maisonnées d’oncles, de tantes, de cousins plus ou moins proches. Et relève avec la même sévérité les travers – souvent identiques – des deux peuples qui se retrouvent en elle: les Libanais, « racistes sur les bords », qui ont mal digéré que son père épouse une Ivoirienne; sa famille ivoirienne, « devenue méfiante » avec sa mère. Mais, à 23 ans, l’étudiante en finance de HEC Abidjan a fait son choix: « Mon avenir, il est en Côte d’Ivoire. »

Plus d’un siècle après l’arrivée de leurs ancêtres en Afrique subsaharienne – le premier serait Elias Khouri Younes, un chrétien maronite originaire du nord du Liban, qui a débarqué au Nigeria dans les années 1880–, la plupart des dizaines de milliers de Libanais du continent sont désormais comme Claire: pour eux, il n’est pas question d’un retour au pays du Cèdre. Contrairement à leurs arrières-grands-parents, qui se préparaient pendant une parenthèse africaine des jours meilleurs sur leur terre natale, ils n’y vont que pour des vacances. Certains envoient bien de l’argent à la famille, mais leur vie, c’est en Afrique qu’ils l’envisagent.

« Je vais parfois au Liban, mais seulement pour deux ou trois jours », témoigne Hassan, 36 ans. De père et mère libanais, ce négociant en diamants, musulman chiite, vit à Conakry depuis 1992. C’est là qu’il a fait ses études, à l’école française. Auparavant, il a passé dix ans en Sierra Leone, avec ses parents. Eux sont repartis au pays, mais lui a décidé de rester. « Si je me sens guinéen? Mais bien sûr », lance-t-il. Peu importe la fragilité politique de la Guinée et les tracas quotidiens (fluctuation du taux de change, coupures de courant): son centre de gravité est à Conakry. 

Jusqu’à la fin de la guerre civile qui a embrasé le pays de 1975 à 1990, les Libanais qui débarquent en Afrique fuient quelque chose. D’abord, le joug ottoman. Ce sont les premières vagues d’émigration, qui s’étalent de la fin du XIXe siècle au début des années 1920. Chrétiens maronites pour la plupart, ces aventuriers ne sont guère nombreux en Afrique de l’Ouest: en 1913, on compte 1000 Libanais en Afrique-Occidentale française (AOF). Puis viennent le mandat français (1920-1943) et le mythe de l’eldorado: le sol sec et rocailleux des régions méridionales du Liban paraissant bien avare à côté des terres africaines colonisées par la puissance mandataire, des paysans du Sud s’embarquent sur des paquebots pour Dakar, Abidjan et, dans une moindre mesure, l’Afrique centrale. D’autres prennent le chemin des colonies britanniques: le Nigeria, la Gambie, la Sierra Leone. Ils sont encouragés par des colonisateurs ravis de peupler leurs empires d’immigrés réputés travailleurs et adaptables. La présence des Libanais dans les « colonies » prend de l’ampleur: en 1936, ils seraient 4500 en AOF. Si les arrivées continuent (en 1960, ils seraient 17000 en AOF), la troisième vague proprement dite est provoquée par la guerre du Liban. Fuyant la conscription et l’occupation israélienne, des habitants du Sud, musulmans chiites pour la plupart, vont rejoindre en masse leurs cousins d’Afrique dont le poids économique s’est progressivement alourdi.

Au final, les estimations sont de 200000 à 300000 Libanais aujourd’hui sur le continent (sur une diaspora à travers le monde de 4 millions de personnes). Le plus gros contingent serait en Côte d’Ivoire, avec 60000 personnes. Puis 25000 au Sénégal, 6000 en RD Congo, 5000 au Gabon… Mais ces chiffres sont sujets à caution. Intègrent-ils les binationaux? Quid des Libanais qui se sentent davantage africains et ne sont pas enregistrés? Autre problème: consulats et ambassades se montrent incapables – ou réticents – de livrer des données sur le nombre des ressortissants ainsi que des départs et des arrivées. La preuve que les Libanais en Afrique ne sont plus aujourd’hui des étrangers de passage…

Médecine, commerce, ingénierie, immobilier, informatique, industrie agroalimentaire, restauration, banque: avec les années, l’éventail de leurs activités économiques couvre maintenant tout le spectre des métiers possibles. L’image d’Épinal du Libanais-petit-commerçant debout dans son échoppe, entre un comptoir et un mur tapissé de rouleaux d’étoffes ou de médicaments, a jauni. Aujourd’hui, c’est un cliché réducteur oubliant qu’au Sénégal une famille libanaise a bâti un fleuron de l’industrie, la Biscuiterie Wehbe, créée en 1946; que les Libanais en Angola sont en grande partie des ingénieurs; qu’en Côte d’Ivoire ils sont crédités de 60 % du parc immobilier, 80 % des activités de distribution, 50 % de l’industrie, 70 % du conditionnement et de l’imprimerie; qu’en Guinée ils ont créé la plupart des entreprises informatiques… Et que certains partagent la misère de leurs frères africains, vivant dans des faubourgs de Dakar ou d’Abidjan.

Bref, les nouvelles arrivées étant désormais rares, les Libanais d’aujourd’hui, et surtout les jeunes générations, font partie du paysage au même titre que leurs « compatriotes de souche ». Alors, pourquoi partir quand on ne se sent pas étranger? Quand, en 2004, l’animosité envers les Français est à son comble à Abidjan, Claire est souvent prise pour l’une d’entre eux. « Des patriotes, me croyant française, prenaient notre maison pour cible. » Se sentant pourtant chez elle en Côte d’Ivoire, elle reste. 

Des entrées au palais

C’est le paradoxe: si la plupart des Libanais se disent sénégalais, guinéens, nigérians, les Africains ne les voient pas comme des compatriotes. Ils continuent à les isoler dans des clichés qui font d’eux des étrangers. « Leur comportement avec les ouvriers, mais c’est incroyable, ils les maltraitent, c’est le mot! » s’énerve Peter, journaliste à Lagos. Bas salaires, conditions de travail inhumaines, insultes: les patrons libanais seraient des monstres… La rareté des mariages mixtes n’arrange rien: « Les Libanais fréquentent des Africaines mais, même s’ils ont des enfants avec elles, elles resteront toujours leurs maîtresses », estime Claire, dont les parents, mariés, sont selon elle une « exception ».

En fait, les Libanais se disent « africains » tout en cultivant une identité propre. Un mélange qui en fait des citoyens à part. À défaut d’une présence physique, les liens affectifs avec le Levant sont vivaces. Pendant les attaques israéliennes, en juillet-août 2006, le choc des bombes est ressenti jusqu’à Brazzaville et Dakar. On pleure et on crie devant le poste de télévision. Même solidarité viscérale dans toute la diaspora d’Afrique quand, le 25 décembre 2003, 130 Libanais qui rentrent à Beyrouth pour la fin de l’année meurent dans le crash d’un Boeing 727, abîmé en mer au large de Cotonou. Se sentir africain ne signifie pas oublier qu’on est libanais. Et n’interdit pas, au contraire, de fréquenter – et de tenir – des restaurants où l’on sert la cuisine du pays. Comme de construire ses propres mosquées – la plupart des Libanais musulmans en Afrique sont chiites quand les Africains musulmans sont sunnites –, dotées de centres de soins, qui traitent en priorité les frères libanais…

Et puis, il y a leur place en politique, qui alimente les fantasmes. Les Libanais ne courent pas après les postes en vue. Monie Captan, un natif de Tripoli devenu ministre des Affaires étrangères du Liberia (de 1996 à 2003), fut l’un des seuls ministres d’origine libanaise en Afrique. Ses frères du Levant préfèrent en général jouer les conseillers discrets: autrefois Kazem Sharara auprès d’Abdou Diouf, Hassan Hejeij auprès d’Omar Bongo, aujourd’hui Hajal Massad au Cameroun ou Roland Dagher en Côte d’Ivoire ont leurs entrées au Palais. Mais avec un penchant nettement légitimiste, toujours du côté du pouvoir, n’hésitant pas à participer généreusement aux campagnes électorales. On l’a vu lors de la présidentielle au Congo-Brazzaville en juillet et au Gabon en août. Un cas à part, toutefois: le sulfureux homme d’affaires Elie Khalil. Proche du dictateur nigérian Sani Abacha (au pouvoir de 1993 à 1998), il a été désigné par le mercenaire Simon Mann comme l’un des architectes de la tentative de putsch contre le président équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema, en 2004. Une exception qui confirme que la présence libanaise en Afrique couvre tout le spectre des métiers possibles…

 

Liban : « Nos très chers compatriotes ! » par Par N. Marmié(Jeune Afrique. 13/10/2009)

Considérés comme de « nouveaux riches » aux sympathies marquées pour le Hezbollah, les « Africains » ne sont pas toujours les bienvenus.

« Ce soir, je ne vais pas venir. J’organise une soirée yassa avec des amis et c’est moi qui cuisine. » Cela fait une quinzaine d’années que Ghassanet, né à Dakar il y a cinquante et un ans, vit à Beyrouth, mais son « cœur reste au Sénégal ». Il faut dire que ces « Libanais-Africains » ne sont pas franchement bienvenus lorsqu’ils rentrent au pays. « Ce sont souvent des familles d’origine modeste, sans grande culture et qui reviennent dépenser leur argent de façon ostentatoire pour étaler leur réussite. On ne les a pas beaucoup vus pendant la guerre », explique Karen, une élégante bourgeoise francophone du quartier d’Achrafieh de Beyrouth. Car, derrière le rimmel et le Botox, suinte souvent le mépris pour ces « nouveaux riches » d’Afrique, par opposition aux grandes familles chrétiennes dont les membres aventureux ont choisi l’expatriation en France, au Canada, aux États-Unis et surtout au Brésil. 

Clanisme familial

Dans un Liban rongé par le communautarisme religieux et le clanisme familial, personne n’ignore que les Libanais-Africains sont très majoritairement chiites et issus du sud du pays. « Mon père a quitté le Liban en 1916 pour éviter l’enrôlement forcé dans l’armée ottomane, il pensait rejoindre l’Argentine au départ de Marseille, il s’est retrouvé à Dakar », explique Abdehalim Sehlab, 78 ans, originaire de la région de Tyr. « À l’époque, il y avait seulement une dizaine de Libanais au Sénégal. Il a fait tous les métiers, il a vendu du poisson, de l’indigo, du beurre de karité », raconte le vieil homme qui a poursuivi la saga familiale en se lançant dans le négoce de tissus dans les années 1960-1970.

« C’était la belle époque, il n’y avait pas de bakchichs comme aujourd’hui. Je faisais mes affaires sur les cours de tennis, et on vendait dans toute l’Afrique de l’Ouest », se souvient l’octogénaire en sirotant son expresso dans un palace climatisé du quartier Hamra. « C’est mon frère qui est le propriétaire de cet hôtel. Il a toujours des affaires à Dakar. Moi aussi, je suis toujours sénégalais à 100 %, j’ai la nationalité, je parle wolof et je veux être enterré là-bas », glisse-t-il en avalant un petit-four. C’est l’heure du bain de mer, Abdehalim se fait déposer sur la corniche de Beyrouth devant l’immeuble de neuf étages qu’il a acheté en 1969 et dont le mètre carré ne doit pas valoir moins de 7000 dollars.

Originaire de Tyr, Wael, 37 ans, fait lui partie de la nouvelle génération de migrants. En 1989, avec en poche son BTS d’action commerciale obtenu à Strasbourg, il tente l’aventure au Nigeria, comme responsable de l’hôtel d’un cousin à Benin City. Il trouve les Nigérians « travailleurs et courageux » et a épousé une Nigériane. Père de trois petits métis, il dirige actuellement, à Freetown, la première société de pêche de Sierra Leone et exporte poissons et crustacés dans tout le continent.

En vacances à Beyrouth, Wael juge durement ses compatriotes qui se « comportent mal » avec les Africains, qu’ils appellent parfois entre eux abid (« esclaves »). Et les affaires, ça marche? Wael sourit: « Je n’ai pas à me plaindre, mais je ne suis pas encore riche… » Il est vrai que le trésor des Libanais-Africains est aussi convoité qu’il est opaque. La déliquescence de l’administration fiscale nationale, la fluidité du système bancaire, les innombrables tuyaux du circuit de blanchiment de l’ancienne « Suisse du Moyen-Orient » contribuent à cette opacité. Selon une étude de l’université américaine de Beyrouth, les Libanais de la diaspora auraient rapatrié, en 2008, quelque 4,5 milliards de dollars, dont près de 1 milliard en provenance d’Afrique.

La solidarité confessionnelle et familiale fait du Sud-Liban chiite, contrôlé de fait par le Hezbollah, l’une des régions les plus concernées par cet argent africain. Tyr, la capitale du Sud, porte les traces de cette tradition africaine. La corniche baptisée « avenue du Sénégal » recèle autant de banques (Fransa Bank, Mob Bank, Jamal Trust Bank, Bank of Kuwait and the Arab World…) que de palmiers. Et, entre deux barrages de l’armée libanaise, il suffit de s’aventurer dans les villages montagneux autour de l’ancien port phénicien pour découvrir les incroyables et luxueuses villas construites par les parrains de la diaspora et habitées seulement quelques semaines par an. Toits en pagode, chambres d’enfants en forme d’avion ou de yacht, façades rose bonbon, ascenseurs extérieurs: la ville de Jouaya, dont la rue principale s’appelle Nigeria, est l’une de ces capitales rurales du kitsch le plus ostentatoire qui s’affiche à proximité des portraits des martyrs du Hezbollah, de l’ayatollah Khomeiny et du président chiite de l’Assemblée nationale, Nabih Berri.

La présence des Libanais-Africains est également visible à Toura, Abbassiyeh ou encore Borj Rahal. Des centres commerciaux (Ghana Center, Ivoire Shopping) ont fait leur apparition au milieu des bananeraies et des innombrables garages installés sur la route côtière menant de Saïda à Tyr, et où l’on vend des berlines allemandes. « C’est pour blanchir l’argent. Une voiture, ça ne sert pas seulement à se déplacer, c’est aussi un compte en banque », confie Jihad, un restaurateur. Surtout que, de plus en plus, les chiites ont du mal à investir dans les juteux programmes immobiliers du centre de Beyrouth, jalousement contrôlés par les sunnites et les chrétiens.

Depuis que le Hezbollah est devenu un acteur majeur de la scène politique et que l’Iran a engagé un bras de fer avec Israël et l’Occident sur le dossier nucléaire, l’argent chiite est sous surveillance, au moins au niveau international. Les Émirats arabes unis viennent ainsi d’ordonner l’expulsion de plusieurs centaines de Libanais soupçonnés de financer l’organisation. L’enquête menée depuis septembre par la justice libanaise sur Salah Ezzedine, un homme d’affaires réputé proche du Hezbollah, risque également de lever un coin sur l’opacité du « trésor africain ». Présenté par la presse comme le « Madoff libanais », il proposait des placements rémunérés à 40 %. Il devrait entraîner dans sa chute quelques-uns des rouages financiers de la diaspora. Les Libanais d’Afrique en sont conscients; leur générosité confessionnelle suscite bien des convoitises dans le mikado politique libanais.

 

 

Publié dans Afrique

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article