L’oeil permanent des caméras.

Publié le par unmondeformidable

L’oeil permanent des caméras. Par Luc Debraine. (Source Le Devoir. 04/04/2009)

Plus rien ni personne n’échappe à la vigilance des caméras de surveillance ou des webcams. Des événements naguère invisibles deviennent visibles, où qu’ils se déroulent dans le monde Tout voir, tout le temps, partout. C’est vers cette visibilité permanente que l’on semble se diriger avec la prolifération des caméras de surveillance, des webcams, des téléphones mobiles et autres outils à saisir des images numériques.

Cette évolution est frappante dans l’actualité. Jusque dans un passé récent, les événements imprévisibles n’étaient que rarement mémorisés par un appareil photo ou une caméra. Il fallait que, par chance, un passionné de cinéma amateur comme Abraham Zapruder soit sur les lieux d’un attentat (l’assassinat du président Kennedy en 1963 à Dallas) pour qu’un tel événement soit filmé. La situation a commencé à changer il y a une vingtaine d’années. En 1991, le citoyen noir américain Rodney King est battu par des policiers devant la caméra d’un passant. La vidéo fait le tour du monde et sera l’une des causes des plus graves émeutes de l’histoire de Los Angeles.

 Aujourd’hui, tout au moins dans les grandes villes, rares sont les faits d’actualité qui échappent à l’œil toujours ouvert des caméras de surveillance. En janvier, un avion de ligne se pose en catastrophe sur la rivière Hudson, à Manhattan. La procédure d’urgence, totalement imprévisible, est capturée par plusieurs caméras de télévisions en circuit fermé, sous plusieurs angles, de chaque côté du fleuve. Cette surveillance ubiquiste n’est pas que le fait des Etats-Unis, du Japon ou de l’Europe. En novembre dernier, les terroristes pakistanais qui sèment la mort dans Bombay sont filmés par des caméras automatiques. Si la vidéosurveillance est absente de la scène du crime, un amateur équipé de son téléphone portable se charge de prendre le relais. Le mois dernier, en Allemagne, les derniers instants de l’adolescent meurtrier du collège de Winnenden sont filmés par une main tremblante, mais obstinée. La vidéo au gros grain et au mauvais son montre le jeune homme pris au piège dans un parking se tirer finalement une balle dans la tête. Filmer, photographier l’extraordinaire devient ordinaire.

Il faut dire que les moyens d’observation sont omniprésents. Combien de fois suis-je filmé sur mon trajet quotidien de pendulaire ferroviaire, entre Lausanne et Genève? Même le train régional entre le chef-lieu vaudois et les autres villes du canton est pourvu d’un œil rond qui voit tout. Même les petites gares, à Yverdon, à Aigle, s’équipent de vidéosurveillance pour prévenir, sécuriser, éventuellement dénoncer.

Et encore, ce n’est rien par rapport à la capitale britannique. Lorsque vous arrivez avec l’Euro­star dans la gare de Londres-Saint Pancras, 450 caméras automatiques filment la scène. En dessous, le métro King’s Cross-Saint Pancras en compte le même nombre. Chaque jour, le Londonien moyen est filmé en moyenne 300 fois par ces mouchards automatiques postés en hauteur, visibles ou invisibles. Il y aura bientôt 5 millions de caméras de sécurité en Grande-Bretagne. La France a la volonté de la rejoindre sur ce front de l’hypersurveillance, du scannage systématisé des individus. Des Britanniques commencent à s’indigner face à cette observation continuelle de leurs faits et gestes, voire de leurs maisons. Les voitures de Google, qui comme en Suisse quadrillent actuellement le territoire pour le compte du service internet «Street View», ne sont pas toujours les bienvenues. Le service de la société californienne n’a – a priori – rien de commun avec une vidéosurveillance délatrice. Il permet de se déplacer virtuellement dans un endroit donné, par exemple une rue dans une ville. Mais il rajoute une couche inquisitrice à la situation actuelle qui en insupporte plus d’un. Mercredi, dans le village anglais de Broughton, une voiture chargée de prendre des photos à 360 ° pour «Street View» a dû faire demi-tour devant la colère des habitants, inquiets à l’idée de voir les détails de leurs maisons montrés sur Internet, ce qui selon eux pourrait faciliter la tâche aux cambrioleurs.

Mais autant s’habituer à l’idée d’être un jour constamment filmé ou photographié, ne serait-ce que pour adapter son comportement, se méfier, s’indigner, ou s’en ficher. Dans son essai Surveillance globale (Ed. Flammarion, 2009), le chercheur et professeur à l’ECAL Eric Sadin recommande de ne pas avoir trop peur de la toute surveillance. Mais d’en avoir conscience, de la comprendre, pour mieux réagir face à ce «Big Brother désincarné, dont nous sommes à la fois victimes et complices». Car la limite entre regardés et regardeurs, entre viseur et visé, entre témoins et acteurs, est de plus en plus ténue. Je te filme, tu me filmes, ainsi fonctionnent désormais l’information ou les réseaux sociaux.

Spécialiste à l’EPFL du traitement des signaux numériques, Touradj Ebrahimi pointe les recherches actuelles dans les dispositifs de prise de vue permanents et personnels. L’idée est d’avoir dans ses lunettes ou en pendentif une minicaméra qui prend continuellement des images. Cet œil toujours en veille, et connecté au Web, peut aider un consommateur à choisir un produit dans un supermarché, à s’informer sur un lieu, un bâtiment, une personne. Ou, nous y revoilà, à enregistrer un événement qui survient à l’improviste, qu’il s’agisse de l’envol d’oiseaux ou d’un effet de lumière. Le Media Lab du MIT aux Etats-Unis travaille sur l’un de ces dispositifs de visualisation permanente, que l’on emmènera peut-être partout, tout le temps avec soi. Le projet a un nom explicite: «6e sens».

 

Publié dans Société

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