Interview d’Aminata Traore: où il est question de résistence
Interview d’Aminata Traore, Présidente du FORAM, au sujet de la naissance du Centre d’Information et de Gestion des Migrations par Anissa Herrou (Source : Afik.com / 7 octobre 2008)
Aminata Traore : le Cigem est « le machin » de Louis Michel : Le gouvernement malien et l’Union européenne ont inauguré hier, à Bamako, le Centre d’Information et de Gestion des Migrations. Premier du genre, il est destiné à lutter contre l’immigration clandestine et à promouvoir les migrations de travail légales.
Aminata Traore, Présidente du Forum pour un autre Mali (FORAM), a accepté de nous livrer son point de vue sur cette nouvelle structure.Ancienne Ministre de la Culture et du Tourisme de 1997 à 2000, Aminata Dramane Traore, aujourd’hui Présidente du FORAM, est une altermondialiste affichée. Elle lutte contre le néolibéralisme et veut œuvrer au développement du Mali. Alors que s’achève la troisième édition de l’initiative "Migrances" qu’a organisé le FORAM à Bamako du 3 au 5 octobre, Aminata Traore a accepté de nous répondre. Plus que critique à l’égard du Cigem inauguré hier en présence du président malien, Amadou Toumani Touré, et du Commissaire européen en charge du Développement et de l’Aide humanitaire, Louis Michel, elle voit dans cette nouvelle institution un moyen pour l’Union Européenne de verrouiller encore un peu plus ses frontières. Elle dénonce la « bunkerisation » qui s’opère au Nord et la responsabilité occidentale dans les migrations africaines.
Afrik.com : Que pensez-vous de la création du Cigem ?
Aminata Traore : Ce centre est, à mon sens, une réponse sans lien avec les problèmes posés. Le Mali est dans une situation douloureuse caractérisée par le chômage et le désespoir des jeunes. Un bâtiment de plus ou de moins au Mali ne résoudra rien. Nous ne manquons pas de structures d’information ici. Ce centre est, selon moi, le symbole de l’externalisation des frontières de l’Europe. La question qu’il faut se poser est « pourquoi les enfants de ce continent partent ? ». La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International ont infligé au Mali la logique de l’argent. L’Occident se retrouve aujourd’hui pris à son propre piège.
Afrik.com : Mais le Mali a accepté ce centre…
Aminata Traore : Il n’y a eu aucune demande du Mali. Il s’agit d’une initiative unilatérale de l’Union Européenne. Nous n’avons pas vraiment eu le choix. Cela reflète clairement la « bunkerisation » de l’Europe. Pour l’Etat malien malheureusement « un mauvais projet vaut mieux que pas de projet du tout ». C’est un manque de respect envers les citoyens.
Afrik.com : Le Centre va travailler en coopération avec l’ANPE malienne et leMinistère de l’emploi. Que pensez-vous de cette collaboration ?
Aminata Traore : C’est une coquille vide, une fausse idée. Il y a une énorme demande d’emploi au Mali. Les emplois doivent être créés, le problème n’est pas de les répartir. Quand il y a 10% de chômage en Europe, tous les politiques s’inquiètent et on dit que c’est la crise. C’est compréhensible bien sûr. Ici au Mali il y a 50 voire 60% de chômage ! Des milliers de vies sont en jeu. Ce centre est pour moi le « machin » de Louis Michel et ce n’est pas ce centre et encore moins ce genre de politique qui vont résoudre le problème de l’immigration clandestine.
Afrik.com : Ce centre serait donc avant tout une mesure sécuritaire ?
Aminata Traore : Il y a eu un tel bazar autour de l’inauguration ce matin. Impossible d’approcher de près les participants sans être accrédité. C’est la première fois qu’une inauguration même officielle se déroule ainsi à Bamako. C’est bien le signe d’un cynisme et d’un sentiment d’insécurité des Européens même quand ils viennent chez nous. Notre agriculture a été ruinée, nos entreprises désétatisées et c’est ceux qui nous ont torpillé qui viennent aujourd’hui nous agresser. Le Cigem n’aura qu’un effet : dilapider l’argent du contribuable européen. Ils nous ont embarqués avec eux mais aujourd’hui l’embarcation coule avec des innocents.
Afrik.com : De qui parlez-vous quand vous dites « ils » ? L’Union Européenne ? La banque Mondiale ? Le FMI ?
Aminata Traore : Les Etats les plus puissants, la poignée de possédants et de gagnants. Ils ont tout chamboulé. Ils nous ont fait des promesses de prospérité que l’on ne voit toujours pas venir. Ils ont commis des fautes graves et l’immigration est aujourd’hui le revers de la médaille.
Afrik.com : Le Centre a pour but de promouvoir le développement malgré tout…
Aminata Traore : Il ne s’agit pas de notre développement. Quand ils parlent « développement », ils parlent « croissance », « PIB », « ouverture à l’investissement étranger »,… Eux se développent mais nous absolument pas. Et ils nous font croire en plus qu’ils souhaitent notre développement, c‘est un système très hypocrite.
Afrik.com : Etiez-vous présente lors de l’inauguration du Centre ?
Aminata Traore : Non je n’y étais pas. RESF, la CIMADE, Médecins du Monde n’y ont pas participé non plus. C’est à côté de ces gens là que je veux travailler, je me sens proche de leur démarche. Je me reconnais dans leur dynamique.
Afrik.com : Vous êtes présidente du FORAM, le Forum pour un autre Mali, qui réunit du monde autour des problématiques actuelles du Mali mais vous êtes aussi à l’origine de « Migrances ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Aminata Traore : « Migrances » est une initiative citoyenne qui a vu le jour après les événements de Ceuta et Melilla en 2005. Nous en sommes aujourd’hui à la troisième édition. Le mot « migrance » est un mélange de « migration », d’ « errance », de « souffrance ». Ce mot est très symbolique.
Afrik.com : Quelles sont exactement vos activités ?
Aminata Traore : Le format de l’initiative a un peu changé cette année mais nous débattons, nous discutons avec les migrants, les personnes refoulées. Nous organisons un contre sommet pour répondre au sommet sur l’immigration qui se tiendra à Paris dans dix jours [1]. Le but est de prendre la parole, de mener une réflexion construite. Nous serons aussi présents à Niamey du 25 au 28 novembre pour le Forum Social Africain (FSA). Nous lancerons à ce moment là « la caravane de la dignité » qui doit partir du Niger pour arriver à Belém au Brésil en janvier 2009, date à laquelle se tiendra le Forum Social Mondial (FSM).
Afrik.com : Finalement quel est votre message ?
Aminata Traore : Je suis contre les discours misérabilistes. La pauvreté n’est pas la seule cause des migrations africaines. Il faut discuter, la dynamique doit être mondiale. Le problème aujourd’hui c’est qu’il est quasiment impossible de défier le discours dominant. Pourquoi y a-t-il autant de détresse ? A cause des politiques néolibérales. Les pays d’où partent tous ces jeunes sont soumis. Tout le monde a le droit de partir, de circuler mais malheureusement cela ne devrait pas être une obligation pour des millions de jeunes ici. On nous y contraint économiquement et on même temps on nous en empêche physiquement, c’est très paradoxal.
Aminata Traoré : une grande voix africaine. Propos recueillis par Sophie Galtier (Source FR2. 16 décembre 2005)
Durement touchée par les guerres, les coups d’Etat, les épidémies..., l’Afrique a longtemps joué le rôle de victime face aux pays riches. Cependant, des femmes et des hommes n’ont cessé de croire au développement économique et social du continent et se battent avec courage et détermination. Aminata Traoré fait partie de ces personnalités africaines influentes, qui croient résolument en l’avenir de leur continent. Entretien avec Aminata Traoré, figure charismatique des alter-mondialistes et militante engagée pour l’émancipation de l’Afrique.
Pourriez-vous revenir sur votre parcours professionnel et politique ?
J’étais Chercheur à l’Université d’Abidjan, de 1975 à 1988 et détachée auprès du Ministre de la Condition Féminine de Côte d’Ivoire. J’ai ensuite travaillé, de 1988 à 1992, dans un programme régional du PNUD visant à promouvoir le rôle des femmes et des communautés défavorisés dans la gestion de l’eau et l’assainissement. Cet itinéraire m’a appris à mieux appréhender la relation de cause à effet entre les réalités internes à nos pays et l’ordre du monde. J’ai occupé le poste de Ministre de la Culture et du Tourisme au Mali de 1997 à 2000. Je suis essayiste et l’une des animatrices du mouvement social au Mali et en Afrique. Sur le terrain, j’essaie de vivre mon discours quant à un autre monde possible à travers des micro-réalisations dans les domaines de la culture, la réhabilitation des infrastructures des quartiers défavorisés dont le mien ainsi que la promotion des textiles et de l’artisanat africains.
Vous êtes aussi écrivain et vous venez de publier Lettre au Président des Français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général, pourriez-vous nous en parler ?
Étant donné le poids de la France dans les anciennes colonies et plus particulièrement en Côte d’Ivoire qui était sa vitrine en Afrique de l’Ouest, il m’a semblé important de rappeler au Président des Français la nécessité de la coresponsabilité. Le traitement des conflits qui déchirent l’Afrique sous le seul angle du tribalisme permet à la France de se dérober, de banaliser les méfaits du capitalisme dans ses anciennes colonies. L’ivoirité n’est en effet que l’une des expressions de l’intolérance qui s’exacerbe avec le chômage, les inégalités et les injustices dont les causes macroéconomiques échappent aux populations. En d’autres termes, l’ivoirité en tant qu’idéologie d’exclusion, n’aurait pas vu le jour et bénéficié d’un écho important n’eut été la désinformation de la population quant à l’essoufflement du modèle économique qui avait fait la prospérité de la Côte d’Ivoire. La mauvaise foi des autorités françaises est compréhensible mais regrettable. Admettre la fin du modèle capitaliste qui a réussi à la Côte d’ivoire, dans les années 60 à 70, revient à remettre en question le bien-fondé de la présence française en Côte d’Ivoire et en Afrique de l’Ouest. Ce qui n’est pas envisageable ni par la France ni par une certaine élite africaine idéologiquement et politiquement dépendante.
Grâce à votre persévérance, vous avez éveillé les consciences africaines sur le drame continu des dépendances qui plombent les efforts de développement du continent. Quelles sont vos actions actuelles et celles à venir ?
Les micro-réalisations ci-dessus évoquées, auxquelles je m’attelle, participent à la rééducation du regard des Maliens et des Africains sur eux-mêmes et leurs pays. Du moins, tel est mon souhait parce que le regain de confiance en nous-mêmes est fondamental, essentiel. L’éveil des consciences, qui en découlera, fera des Africains, non des électeurs et des consommateurs mais des citoyens qui participent aux prises de décisions en connaissance de cause et exercent leur droit de regard sur les réformes qui sont mises en oeuvre en leur nom. Le prochain Forum Social Mondial dont Bamako sera, l’un des lieux en janvier 2006 sera, je l’espère, l’un des temps forts de ce travail.
Comment percevez-vous les relations actuelles entre la France et l’Afrique ?
Les rapports de force entre la France et nos pays, qui ont toujours été déséquilibrés, le sont davantage aujourd’hui. La France ne peut pas prendre le risque d’un désengagement véritable en Afrique dont elle a besoin, dans la course aux parts de marché qu’impose le néolibéralisme. Elle fait semblant de se désengager pour ne pas avoir à répondre des conséquences des turpitudes passées et actuelles, mais intervient à travers différents dispositifs dont la Francophonie, le sommet des Chefs d’Etat, des Accords de coopération militaires et économiques, ses médias... La France pourrait mieux et plus en matière de coopération avec l’Afrique n’eût été le virus libéral qui la ronge en son propre sein et qu’elle s’obstine à exporter. Mais en France, je compte un réseau important d’amis et d’alliés avec qui je me bats, convaincue qu’une autre Afrique n’est possible qu’avec une Europe sociale et solidaire.