Inde. Expansion de la guerilla naxalite

Publié le par Un monde formidable

Inde : expansion de la guerille naxalitepar Cédric Gouverneur (Le Monde Diplomatique. Décembre 2007)

Perdu au cœur du Chhattisgarh, le fortin de Rani Bodli fait face à l’obscurité intimidante de la jungle, ses mitrailleuses pointées en direction des arbres. Le 15 mars 2007, à l’aube, des centaines de guérilleros maoïstes ont attaqué, surgissant de la végétation. Submergés, cinquante-cinq policiers et supplétifs ont été tués. Seuls douze hommes, blessés, ont survécu. Quant aux renforts, ils ont mis trois heures pour parcourir les huit kilomètres les séparant des assiégés.

Quelques semaines après le carnage, assis à l’ombre d’un manguier, le coude posé sur son kalachnikov, le chef de section Essaryado semble s’interroger sur son utilité en ces lieux. Autour de lui s’activent ses troupes, pour la plupart des supplétifs baptisés special police officer (SPO), fort jeunes et peu aguerris. « Ce poste de police a été construit en 2005 », explique le sous-officier. New Delhi s’efforçait alors de reprendre pied dans ces jungles, domaine des maquis communistes depuis les années 1980. Un contrôle purement formel : redoutant les embuscades, les policiers ne s’aventurent guère hors de leur citadelle. « Pour nous rendre en ville, nous prenons le bus, comme les civils, c’est plus sûr », glisse amèrement M. Essaryado. En cas de nouvel assaut, cette garnison connaîtra sans doute le même funeste sort que la précédente. En 2006, sept cent quarante-neuf personnes ont été tuées dans le conflit opposant les rebelles communistes à la République indienne ; quatre cent quatre-vingt-trois autres sont mortes entre janvier et septembre 2007 (1). La situation de Rani Bodli résume le désarroi du géant indien face à l’essor de l’insurrection.

La guérilla naxalite est née en mars 1967, quand les paysans du village de Naxalbari (Bengale-Occidental) ont saisi le riz d’un propriétaire foncier. Depuis cette jacquerie, différents groupes armés maoïstes ont implanté leurs maquis dans les jungles et les campagnes isolées, militairement actifs, mais néanmoins stagnants, comme autant d’incendies privés d’oxygène. Ce n’est qu’en septembre 2004 qu’ils trouvèrent un second souffle, lorsque les deux principaux mouvements, le Groupe de la guerre populaire (People’s War Group, PWG), établi dans le centre du pays, et le Centre communiste maoïste d’Inde (Maoist Communist Center of India, MCCI), actif au Bihar, ont fusionné pour former le Parti communiste indien maoïste (PCI-m), interdit.

Une stratégie à long terme

Depuis, les naxalites ont étendu leurs activités à quatorze, puis seize des vingt-huit Etats indiens... En août, ils œuvraient dans cent quatre-vingt-douze districts sur six cent deux, traçant, de la frontière népalaise aux côtes du Sud-Ouest, un véritable « corridor rouge » de quatre-vingt-douze mille kilomètres carrés (2). New Delhi redoute une extension prochaine de la guérilla au Gujarat, au Rajasthan, dans l’Himachal Pradesh, le Jammu-et-Cachemire... et note la volonté des insurgés d’agir dans les centres urbains (Calcutta, Bombay, Ahmedabad...) (3). « Le naxalisme est le plus grand défi pour la sécurité intérieure qu’a jamais dû relever notre pays », a déclaré le premier ministre Manmohan Singh (Parti du Congrès), en avril 2006, devant les chefs de gouvernement des Etats. En effet, à la différence des séparatismes du Cachemire ou des Etats du Nord-Est, le naxalisme veut conquérir l’ensemble du territoire indien. Et une solution négociée semble improbable, les insurgés ayant pour objectif de mener à bien une révolution.

Appelons-le « Patel ». Ce haut responsable naxalite nous reçoit dans une métropole indienne (4). Pour notre interlocuteur, les propos de M. Singh constituent un aveu d’échec et de panique des élites. « Notre objectif : contrôler les campagnes, là où l’Etat est faible, puis graduellement étendre ce pouvoir populaire jusqu’aux villes. C’est une stratégie à long terme. Mais la mondialisation et ses conséquences, la paupérisation et les inégalités, accélèrent ce processus. » Directeur de l’Institute for Conflict Management (ICM), à New Delhi, M. Ajai Sahni explicite ce mode opératoire : « Dans une zone donnée, les maoïstes étudient la situation sociale. Via des organisations sympathisantes, ils mobilisent les masses autour de revendications et éveillent leur conscience politique, puis repèrent les éléments les plus motivés pour en faire des combattants. Quand la violence surgit, il est déjà trop tard pour que l’Etat intervienne. » M. Sahni explique que les services secrets ont longtemps négligé d’infiltrer ces organisations paravents. Sept d’entre elles viennent néanmoins d’être interdites en Orissa.

Selon les estimations, la guérilla est forte de dix mille à vingt mille combattants, auxquels s’ajoutent quarante mille militants assurant la logistique. Elle bénéficierait de l’entraînement des Tigres de libération de l’Eelam tamoul du Sri Lanka (5), notamment pour le maniement des explosifs. Si Patel dément toute aide des séparatistes tamouls, il confirme cependant ce que soupçonne New Delhi : nombre d’armes sont prises aux policiers tués, mais une partie est manufacturée par des artisans et des petites entreprises. « Partout dans le pays, des ateliers forgent des gâchettes, d’autres des crosses, etc., dit-il en souriant. Le tout est assemblé en lieu sûr. » La police de l’Andhra Pradesh a ainsi découvert, en septembre 2006, une cache contenant huit cent soixante-quinze roquettes, fabriquées dans des ateliers clandestins de Madras (Tamil Nadu).  Sur le plan financier, les maoïstes font appel à l’« impôt révolutionnaire », rackettant les entreprises et les commerces se trouvant à proximité de leurs maquis. « Chacun doit s’acquitter d’une taxe se montant à 12 % de ses revenus, explique, à New Delhi, P. V. Ramana, chercheur à l’Observer Research Foundation (ORF). Les contrevenants voient leurs biens incendiés. Ou pire. » Bien qu’ils s’en défendent, les grands groupes industriels versent également leur écot. « Certains sont établis en pleine zone rebelle. Etrangement, ils ne sont jamais attaqués », relève un journaliste du Chhattisgarh. Ramana estime le budget annuel du PCI-m à 2,5 milliards de roupies (44 millions d’euros), « un minimum compte tenu de ses activités ».

Patel et ses hommes envisagent-ils la victoire ? « Jadis, nul n’aurait imaginé les maoïstes au gouvernement au Népal », souligne-t-il. Certes, mais l’Inde est la plus vaste démocratie au monde, et non un petit pays montagneux tenu par un despote honni... Convaincus du bien-fondé de la lutte armée, les naxalites nient toute légitimité aux institutions de New Delhi. Interrogé par écrit par l’intermédiaire de Patel, M. Muppala Laxman Rao, connu sous le nom de Ganapathi, secrétaire général du parti clandestin, dénonce le parlementarisme indien : « Ceux qui entrent au Parlement ne sont que des marionnettes entre les mains de lobbies. Peut-on parler de démocratie quand les électeurs sont achetés avec de l’argent ou de l’alcool, quand les élus exaltent l’appartenance ethnique, religieuse ou de caste ? »

Les achats de voix sont fréquents en Inde et, c’est vrai, des politiciens attisent les tensions communautaires pour asseoir leur pouvoir. Ainsi, M. Narendra Modi, du Bharatiya Janata Party (BJP, nationalistes hindous), chef de gouvernement du Gujarat et en partie responsable des pogroms antimusulmans de février 2002, a été réélu grâce à son islamophobie. Par ailleurs, la question des castes demeure d’une prégnance tragique : en décembre 2006, quarante-six personnes accusées d’avoir brûlé vifs sept intouchables au village de Kambalapalli (Karnataka) ont été acquittées. Les naxalites appellent les cent vingt-cinq millions de dalit (intouchables) à rejoindre leurs rangs.

Enfin, les pratiques de la gauche au pouvoir confortent les rebelles dans leur conviction que le parlementarisme corrompt le révolutionnaire. Le 14 mars, à Nandigram (Bengale-Occidental), la répression d’une manifestation de paysans s’opposant à la saisie de leurs terres en vue de créer une « zone économique spéciale » (zone franche) a fait quatorze morts. Les forces de l’ordre étaient assistées dans leur tâche par des militants armés du Parti communiste, qui dirige cet Etat depuis trois décennies. Ganapathi pointe également les limites du succès de l’Inde dans la mondialisation – le pays affiche cette année 9,4 % de croissance économique : « Beaucoup des produits de luxe d’hier sont devenus les nécessités d’aujourd’hui. Et la liste de celles-ci s’allonge avec la prolifération des biens de consommation et la promotion du consumérisme par le marché ! D’où une frustration grandissante. »

Certes, les villes se couvrent de centres commerciaux ; certes, le parc automobile se développe ; et partout sonnent les téléphones portables. Mais l’Inde plafonne toujours au 126e rang sur 186 en termes d’indice de développement humain (la Chine est 81e), quatre cents millions d’Indiens survivent avec 1 dollar par jour, et un enfant sur deux ne mange pas à sa faim (6).

Le Chhattisgarh se trouve au cœur du « corridor rouge ». Trois mille insurgés y contrôlent vingt-cinq mille kilomètres carrés. Le sud de l’Etat est peuplé à 80 % de « tribaux » adivasi (7), pauvres et en majorité illettrés. Le pouvoir étatique ne s’étant jamais manifesté que par l’arbitraire de fonctionnaires corrompus, les naxalites ont comblé un vide : « La détresse des adivasi, exploités et dépossédés, fournissait une situation classique pour démarrer une révolution communiste », souligne le Centre asiatique pour les droits de l’homme (Asia Center for Human Rights, ACHR) dans un rapport du 17 mars 2006 sur la situation au Chhattisgarh. Rançonnés par la police, par les gardes forestiers et par les usuriers, paysans et chasseurs-cueilleurs adivasi ont apprécié que la guérilla chasse ou punisse les gêneurs. Les naxalites ont également obtenu que les adivasi vendent à de meilleurs prix leur récolte de feuilles de tendu, avec lesquelles sont roulées les cigarettes bidis. « L’Etat n’a jamais rien fait pour nous, témoignent des villageois proches de la guérilla. Avant l’arrivée des naxalites, les policiers nous pillaient. »

Très mobiles, les colonnes de guérilleros vont et viennent. une escouade s’est même arrêtée ici l’avant-veille, « conviant » les habitants à un meeting. Un professeur raconte que 20 à 30 % des adolescents rejoignent les insurgés, « par choix ou sous la contrainte ». Ici, l’école et les quelques bâtiments officiels sont en ruine : la guérilla les a plastiqués, pour éviter qu’ils ne servent de casernes. Focalisés sur leurs objectifs militaires, les naxalites semblent faire fi des besoins immédiats de ceux qu’ils sont censés représenter : « Ils ont formé une adolescente à la médecine, mais elle n’a pas pu rester ici pour nous soigner, témoignent les villageois. Elle a dû partir avec eux dans le maquis. » Qu’ils le veuillent ou non, les adivasi doivent s’accommoder des maoïstes : en 1993, soixante-dix d’entre eux ont été tués par la guérilla en représailles d’une rébellion.

Le Chhattisgarh expérimente depuis deux ans une vaste politique similaire à celle menée par Washington lors de la guerre du Vietnam : développement de milices antiguérilla et regroupement forcé des civils dans des « hameaux stratégiques ». Vides, les campagnes ne ravitaillent plus les insurgés, et la voie est dégagée pour les opérations commandos. Mao Zedong disait que la guérilla doit être parmi le peuple « comme un poisson dans l’eau ». De l’aveu d’un haut gradé de la police du Chhattisgarh, il s’agit, pour détruire les maquis, d’« assécher le bassin pour étouffer le poisson ». Un vieux classique de toutes les opérations de contre-insurrection, qu’elles se déroulent en Amérique latine ou en Asie. Conséquence de cette stratégie, le Chhattisgarh rassemble à lui seul la moitié des victimes du conflit. Des dizaines de milliers de personnes sont devenues des réfugiés, et les violations des droits humains sont récurrentes, Etat et rebelles se disputant le contrôle de la population...

Campagne de paix ou chasse purificatrice ?

En juin 2005 naissait en effet la milice Salwa Judum. Ce mouvement est présenté par les autorités du Chhattisgarh comme une « réaction spontanée » de villageois lassés de devoir nourrir les rebelles et déterminés à les chasser de chez eux. Les naxalites le résument à une milice paramilitaire, pilotée par le BJP et par le chef de l’opposition, M. Mahendra Karma (Parti du Congrès). Le nom même de Salwa Judum prête à confusion : en gondi, une langue aborigène dravidienne, il peut se traduire par « campagne pour la paix » ou « chasse purificatrice ». Seule certitude : Salwa Judum est devenu de facto un instrument de terreur de l’Etat.

Chef de l’administration du district de Dantewada (sud du Chhattisgarh), M. K. Pisda détaille la situation, chiffres à l’appui : « Le district compte sept cent mille personnes, réparties dans mille cent cinquante-trois villages ; six cent quarante-quatre villages sont aujourd’hui vides, et leurs cinquante-trois mille habitants sont rassemblés dans vingt-sept camps. Avant la naissance de Salwa Judum, beaucoup soutenaient les naxalites. Aujourd’hui, ils sont avec le gouvernement. Ne bénéficiant plus de l’assise de la population, les rebelles se révèlent plus aisés à combattre. »

Ces hameaux stratégiques sont ceinturés de barbelés et de nids de mitrailleuses. Une nécessité, les naxalites les prenant pour cible afin de forcer la population à demeurer dans ses villages. En juillet 2006, ils ont attaqué le camp d’Errabore, tuant trente et une personnes, dont nombre de civils. De fait, les camps n’ont rien de provisoire : les maisons sont bâties en dur, signe que le gouvernement cherche à y fixer la population, et ce définitivement. Derrière les sourires de façade perce un malsain climat policier : une méfiance généralisée suinte des conversations et des regards, les réfugiés se taisant ou modifiant leurs propos selon qu’arrive tel ou tel individu.

Assis sous un arbre dans le camp de Dornapal, les villageois de Korapad ont le regard triste et résigné des déracinés. Un enfant au ventre gonflé par la malnutrition relativise les déclarations amènes de M. Pisda sur l’« amélioration des conditions de vie » dans les camps, longtemps dénoncées comme « déplorables » par les organisations non gouvernementales (ONG) locales et internationales. « Quelques familles du village étaient de Salwa Judum », explique un ancien. Les guérilleros fréquentaient le hameau depuis les années 1980 et ne semblent pas avoir laissé un trop mauvais souvenir. Leur attitude a changé avec l’apparition de la milice : « Les rebelles nous ont accusé de tous soutenir Salwa Judum, et nous avons dû fuir. Nos biens sont restés sur place. Ici, nous n’avons rien. D’autres réfugiés ont reçu 12 000 roupies [210 euros] du gouvernement pour se construire une maison. Mais, lorsque nous sommes arrivés, on nous a dit que c’était trop tard, qu’il n’y avait plus d’argent. » Désœuvrés, loin de leurs terres et de leurs forêts, ces hommes empierrent des routes pour l’équivalent de 1,10 euro par jour.

Entre deux camps de réfugiés, désolation, villages déserts et parfois incendiés, champs en friche, charognes de bétail. Les abords de la route ont été débrouissallés pour restreindre les positions d’embuscade. Dans une bourgade en cendres, une vieille grabataire agonise, seule, abandonnée de tous. Revenu chercher quelques affaires, un homme désigne les maisons brûlées : « Nous ne voulions pas partir au camp, les gens de Salwa Judum nous ont alors accusés d’être des maoïstes, et ils ont mis le feu. »

Plus au sud, le camp d’Errabore. M. Soyam Bhima, un notable devenu chef local de Salwa Judum, explique pourquoi les villageois ne peuvent rentrer chez eux : « Les rebelles les tueraient. » Derrière lui, un intimidant garde du corps, équipé de lunettes noires et d’un énorme fusil. Une rue plus loin, une toute jeune fille en treillis qui, interpellée, se met spontanément au garde-à-vous. Jave soutient être âgée de 20 ans, mais ne doit guère en avoir plus de 15. Elle est SPO, au salaire mensuel de 1 500 roupies (26 euros). La gamine n’a pas encore connu son baptême du feu, mais elle a hâte d’aller « combattre les terroristes ».

En deux ans, les autorités ont recruté parmi les déplacés environ quatre mille auxiliaires de police. Chair à canon peu entraînée et mal équipée, un SPO n’a aucune chance face à un insurgé aguerri, comme le démontre la tragédie de Rani Bodli. Des ONG ont établi que nombre de ces supplétifs, attirés par la promesse d’un emploi et inconscients des risques, sont des mineurs, parfois âgé de 13 ans, trichant sur leur âge : l’Inde emploie donc des enfants soldats (8). Interrogé à ce sujet, M. Thakur Praful, chef de la police du district, balaie l’argument : « Leurs certificats de naissance prouvent qu’ils ont au moins 18 ans. » Le policier feint d’ignorer qu’un faux document coûte une poignée de roupies. Les naxalites enrôlant des guérilleros âgés « au minimum de 16 ans », l’ACHR a identifié de dramatiques cas de « double recrutement forcé » : dans une même fratrie, un enfant guérillero, un autre SPO.

Armer des civils afin qu’ils débusquent des « rebelles » est au maintien de l’ordre ce que le lynchage est à la justice. Au village de Bijalpur, de jeunes SPO interrogés sur leurs faits d’armes répondent sans ambages avoir « tué des gens ». « La guérilla dispose de complices en ville. » Comment les reconnaît-on ? « Ils ont un comportement suspect. Nous les arrêtons et nous les interrogeons. »

A Santoshpur, tout près d’ici, les corps de sept hommes ont été exhumés en mai : accusés d’être des naxalites, ils avaient été tués par les forces de l’ordre et par Salwa Judum. Campant sous des arbres, des témoins du massacre racontent : « Nous ne voulions pas migrer aux camps. Ils ont donc pris ces hommes, les ont frappés à coups de hache. » Acte confirmé par les autopsies. « Salwa Judum décide qui va dans les camps : ils nous soupçonnent d’être favorables aux naxalites, alors nous ne bénéficions d’aucune aide. » Amnesty International dénonce par ailleurs le harcèlement dont sont victimes les défenseurs des droits humains, soupçonnés d’être complices des naxalites – accusation grossière, les ONG pointant également les exactions commises par la guérilla. Une loi votée en 2005, le Chhattisgarh Special Public Security Bill, entend en effet réduire au silence les critiques, au mépris de l’article 19 de la Constitution indienne qui garantit la liberté d’expression. Malgré ces abus avérés, l’option paramilitaire essaime : dans les Etats voisins du Jharkhand et de l’Andhra Pradesh sont signalées des milices calquées sur le modèle de Salwa Judum.

Plusieurs observateurs et journalistes locaux estiment qu’en vidant ainsi les campagnes le gouvernement du Chhattisgarh aurait un dessein étranger à la guerre contre les naxalites : accélérer l’implantation de projets industriels... Car, si la population de cet Etat est indigente, son sous-sol regorge de richesses : un cinquième des réserves de fer du pays s’y nichent. Or les adivasi savent d’expérience que l’industrialisation ne leur profite guère. Ainsi, le complexe minier de Bailadilla – 1,2 milliard de tonnes de minerai – ne les emploie pas, les estimant insuffisamment qualifiés. Depuis l’indépendance, des millions de « tribaux » ont été déplacés au nom d’un développement dont ils n’ont perçu nul dividende.

A Kalinga Nagar, dans l’Etat voisin de l’Orissa, des adivasi ont bloqué une route pendant un an pour empêcher la vente de leurs terres au groupe industriel indien Tata. Le 2 janvier 2006, treize d’entre eux ont été tués par la police dans une échauffourée. « Nous avons rendu ces terres incultes fertiles, raconte M. Ravinda Jarekar, porte-parole des protestataires. Aucune compensation ne nous les rendra, et nous savons que Tata ne nous embauchera pas. » On attend 30 milliards de dollars d’investissements dans l’industrialisation du Chhattisgarh, de l’Orissa et du Jharkhand (9), mais partout les paysans refusent de céder leurs parcelles.

En juin 2005, quand naissaient Salwa Judum et sa campagne de déplacements forcés, le Chhattisgarh signait des accords avec les groupes industriels Tata et Essar pour créer mines et aciéries, affirmant son engagement à rendre les terrains « disponibles ». L’accord contient une clause de confidentialité, que le gouvernement a refusé de dévoiler aux élus de l’opposition, contrairement à ce qu’exige la loi indienne. Autre coïncidence troublante : en septembre 2006, les villageois de Dhurli ont dû céder leurs terres à Essar, contre une faible compensation, sous la menace de policiers et en présence de... M. Karma, le dirigeant de Salwa Judum.

Ces motivations industrielles expliqueraient l’empressement des autorités à investir dans de coûteux camps de réfugiés, en passe de devenir de véritables petites villes. Les adivasi du Chhattisgarh seraient donc soumis à un exode forcé. Quand, dans ce provisoire pérennisé, ils auront trouvé leurs repères, via des opportunités économiques nouvelles et des liens sociaux recréés, nul doute qu’ils seront davantage enclins à céder leurs lopins en friche infestés de « terroristes ». Axée sur les services, freinée par un monde rural atrophié, la croissance économique indienne a un impérieux besoin d’industrialisation. Cette dernière, souvent synonyme d’arbitraire, effraie les populations. Or l’injustice nourrit le naxalisme, comme le reconnaît lui-même le premier ministre (10). La meilleure riposte à la rébellion réside certainement davantage dans l’efficience de l’Etat de droit que dans une stratégie contre-insurrectionnelle liberticide et ambiguë.

(1) Institute for Conflict Management, New Delhi, 27 septembre 2007.

(2) Ibid., août 2007.

(3) Ibid., octobre 2006.

(4) Nous rendre dans un maquis nous a été refusé, la guérilla craignant une filature des forces de sécurité et une subséquente offensive.

(5) Lire Eric Paul Meyer, « Ressorts du séparatisme tamoul au Sri Lanka », Le Monde diplomatique, avril 2007.

(6) Selon l’Unicef, 47 % des enfants indiens de moins de 5 ans souffrent d’insuffisance pondérale modérée ou grave (1996-2005). Cf. « La situation des enfants dans le monde 2006 », Unicef.

(7) L’Inde compte soixante à soixante-dix millions d’autochtones adivasi, soit la plus importante population indigène du globe. Vivant souvent des produits de la forêt, les adivasi comptent parmi les Indiens les plus démunis. Comme toutes les minorités du pays, ils bénéficient des quotas réservés aux basses castes (lire le dossier « Discrimination positive », Le Monde diplomatique, mai 2007).

(8) L’Unicef définit comme enfant soldat tout combattant de moins de 18 ans.

(9) Estimation du cabinet d’analyses financières CLSA, Bombay, août 2006.

(10) « Exploitation, bas salaires, circonstances sociopolitiques iniques... Tout ceci contribue significativement à la croissance du mouvement naxalite », discours de M. Singh aux chefs de gouvernement des Etats, 13 avril 2006.

Publié dans Asie

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