Inde. Au nom de la terre et pour le droit de manger à sa faim ou la guerilla naxalite

Publié le par Un monde formidable

Dans la jungle indienne, avec les rebelles maoïstes par Vanessa Dougnac (Le Temps. CH. 12/10/10)

Au fin fond de la forêt se bat la guérilla armée des naxalites. Pour l’égalité des droits, au nom de la terre et pour le droit de manger à sa faim.

La jungle devient plus dense. Les lianes emmêlées dessinent des sculptures improbables. Les cris des animaux sont stridents, l’humidité pesante, et la lumière s’affaiblit. Suivant notre guide, le commandant Samaya, nos pas hésitent entre les galets, la boue et les fougères. Quelque part, des coups de sifflet retentissent, des hommes s’interpellent.  Nous dépassons deux avant-postes de guérilleros, vêtus d’uniformes verts avec des fusils d’assaut en bandoulière. «Lal Salaam!» (Salut Rouge!), disent-ils à notre approche, en levant leur poing droit. Soudain, adossé au lit d’une rivière, surgit un vaste campement, parsemé de bâches de plastique bleu, où vaquent plus d’une soixantaine de rebelles armés.  Dans la forêt du Bastar, à la frontière du Maharashtra et du Chhattisgarh, nous sommes arrivés à destination. Après deux ans de travail pour obtenir cet accord exceptionnel, après trois jours de marche sous des pluies diluviennes pour franchir rizières, villages et rivières en crue, nous pénétrons enfin dans l’antre de la rébellion maoïste de l’Inde.

Née en 1967 de la révolte paysanne du village de Naxalbari – d’où les rebelles tirent leur surnom de naxalites – cette guérilla est une des plus secrètes au monde. Sous l’impact de la mondialisation et de la libéralisation économique, elle ne cesse de s’étendre aux campagnes négligées. Qualifié d’organisation terroriste par New Delhi, le Parti communiste de l’Inde-maoïste (PCI-Maoïste) est dirigé par Ganapathi, alias Mupalla Laxman Rao, un ancien instituteur.  Le long d’un corridor rouge qui s’étend du nord à l’est, les insurgés dénoncent l’exploitation dont sont victimes les oubliés de la croissance, les déshérités et les populations tribales. La guérilla touche aujourd’hui les deux tiers des Etats de l’Inde, et les autorités s’inquiètent de «la plus grande menace interne pour la sécurité du pays.» Elles ont lancé, fin 2009, l’offensive «Chasse verte» qui mobilise 70000 policiers et paramilitaires. Ici, à l’ombre des regards, le conflit prend les allures d’une guerre civile.

«Bienvenue!» lance une petite femme aux cheveux courts et aux yeux de charbon. Durant quelques jours, nous allons vivre dans le camp qu’elle dirige, où cohabitent aussi araignées et serpents et, tapis aux alentours, ours et léopards. Camarade Narmada est un chef maoïste au service de la révolution depuis trente ans. Près d’elle se pressent ses gardes du corps, des jeunes femmes parées de tatouages tribaux et de fusils SLR, Kalachnikov et INSAR, dérobés aux forces de police.  La moitié de la People Liberation Guerilla Army (PLGA), l’armée maoïste forte de 10 à 20000 combattants, est composée de femmes. Elles trouvent dans la rébellion une identité que la société traditionnelle n’est pas parvenue à leur offrir. «Au combat, elles sont aussi en première ligne, comme les hommes», rappelle Raju, qui organise les entraînements physiques.

La jolie Karuna, 20 ans, approuve sans ciller: «Je n’ai pas peur de mourir.» Issue de la tribu des Gond, elle a déjà participé à des attaques, dans ce district de Gadchiroli. Une de ses amies a été tuée, mais cette mort n’a pas ébranlé son engagement. «Nous nous battons pour le peuple», justifie Karuna, tout en me lançant des regards intrigués.  Je comprends que je suis la première étrangère qu’elle rencontre, et même le contenu de mon sac est une curiosité. Elle se ravit à la vue d’un éventail sur lequel sont dessinés les monuments de Paris. «Arc de Triomphe, Montmartre, Tour Eiffel», répète Karuna qui n’a jamais visité de ville. A son tour, elle récite les noms des lieux qu’elle connaît: «Népal, Philippines, Pérou, Turquie.» Soit les autres foyers maoïstes de la planète. Puis Karuna repart en souriant, son fusil d’assaut dans une main, l’éventail de Paris dans l’autre.

Au fil de la journée, les combattants se partagent les corvées. Près de la rivière se tient la «cuisine», où sont préparés les repas et l’eau bouillie. Entre les arbres, des bâches sont étendues à même le sol et, en début d’après-midi, les combattants s’y reposent, les fusils à portée de main. Des jeunes filles rentrées de la baignade enduisent leurs cheveux d’huile, avant de ceinturer leurs pochettes à grenades et à munitions.  Puis chacun se plonge dans la lecture de manuels maoïstes ou dans l’apprentissage du hindi. Les combattants obtiennent ici ce que l’Inde leur a refusé: l’éducation. Plus tard, il y aura encore des cours de stratégie militaire. Pendant ce temps, au poste de commande, les chefs s’entretiennent. Des émissaires leur apportent des messages cachetés, qui donnent lieu à de nouveaux conciliabules.

A 19h30, les rebelles se rassemblent autour des radios pour écouter les informations en hindi de la BBC. Ce soir-là, les nouvelles concernent les maoïstes du Bihar, plus au nord, qui veulent échanger quatre policiers prisonniers sous menace de les exécuter. Après le communiqué grésillant, les commentaires fusent. «Il ne faut pas tuer les prisonniers», critique Samaya. «Mais le gouvernement se moque de nos demandes!» déplore le commandant Eiatu.  Et la conversation s’engage sur un événement qui, dernièrement, a marqué les rebelles: les forces de police ont éliminé Azad, le porte-parole du Parti maoïste, en pleine tentative pour instaurer des pourparlers de paix. Aux côtés d’Azad a aussi été tué un journaliste. Des faits qui en disent long sur le sort réservé aux médias pris avec les rebelles, mais aussi sur le refus de dialogue de la part de New Delhi. «La mort d’Azad ne sonne pas la fin, lâche Narmada. Ceux d’entre nous qui seront tués seront remplacés.»

Le lendemain, les villageois se sont rassemblés à l’orée du campement pour assister à un spectacle maoïste. Car la structure du mouvement, tel un gouvernement parallèle, compte diverses branches, notamment politique, militaire, judiciaire, éducative et culturelle. Dans le Dandakaranya, les brigades culturelles se targuent de 10000 membres qui sillonnent les villages pour prêcher la propagande maoïste. Mêlant grelots et tambours, danses tribales, chants et harangues, cette organisation a réussi à rendre les villageois conscients de leur droit à la terre, convoitée pour leurs richesses minières.

Inlassablement, les maoïstes dénoncent les déplacements forcés des populations et le «pillage» des grandes compagnies minières. Le paradoxe veut que seuls les maoïstes se soient imposés, l’arme au poing, pour dénoncer ces injustices avérées. «Nous brûlerons les impérialistes avec le feu de la furie!» scande la troupe, en agitant un drapeau rouge orné de la faucille et du marteau.  «Notre village comporte 24maisons, témoigne Dulu, un paysan drapé d’un châle en lambeaux. Il n’y a ni électricité, ni eau potable, ni docteur. Ce mois-ci, deux hommes sont morts. Car notre nourriture se limite à des grains de riz dilués dans l’eau de cuisson. Il y a aussi une école, mais l’instituteur ne vient que pour la célébration de l’indépendance. Ce jour-là, il hisse le drapeau de l’Inde. Et il disparaît jusqu’à l’année suivante…» Sudhara renchérit: «Nous n’obtenons même pas les rations alimentaires. Pour les pauvres, le gouvernement n’existe pas.» A côté, Chuku conclut: «Avec les maoïstes, c’est mieux. Ils écoutent nos problèmes et ils nous rendent service.»

Dans le camp, malgré le contexte de l’offensive «Chasse verte», les rebelles paraissent à l’aise. Ils chuchotent, ils évitent les lumières dès la nuit tombée, et ils organisent des relèves de garde. Mais ils ne semblent pas guetter de menace immédiate. «Les policiers ont tellement peur qu’ils se terrent dans leurs camps!» explique en riant le commandant Samaya. «Et ils ne feraient pas long feu s’ils s’aventuraient ici», lance Tarakka, une femme de 40 ans qui passe son temps à lustrer son fusil.  «Ce sont des fonctionnaires, poursuit Samaya. Nous, nous nous battons pour nos idées.» Il en sait quelque chose. L’an dernier, il était sur le front de l’attaque de Laheri, non loin d’ici, où 17 paramilitaires ont été tués. Le district reste bel et bien aux mains des rebelles. Sur notre trajet, nous avons traversé un village où deux «espions» ont eu la gorge tranchée par les maoïstes, une semaine plus tôt.  «Pourtant, les impacts de la «Chasse verte» existent, tempère le commandant Eiatu. Nous gardons l’initiative des attaques, mais une centaine de camps paramilitaires encerclent notre fief, au Chhattisgarh.» Alors comment contrer cet assaut? «Mieux armer les milices des villages, répond Eiatu. Il faudrait fournir un AK-47 à chacun de nos milliers de miliciens.»

L’irréductible Narmada, elle, a une autre analyse. «Dans les villages, je n’ai jamais vu, en trente ans, tant de jeunes nous accueillir par le salut révolutionnaire. C’est notre plus belle victoire.» Selon les préceptes de Mao, l’insurrection vise ainsi à conquérir les campagnes pour encercler les villes. Les maoïstes luttent contre le système parlementaire «féodal et corrompu» de l’Inde. Ils croient en la révolution ultime et en l’avènement d’une république populaire. Eux sauront éviter, promettent-ils, les dérives du maoïsme de l’histoire du XXe siècle.

Un matin, ordre est donné de quitter les lieux. Bientôt, il ne reste rien du grand campement, et le rideau anonyme de la jungle se referme derrière nous. Plus loin, des averses torrentielles nous immobilisent durant trente heures sous une simple bâche. Enfin, en pleine nuit, les nuages se dissipent. Nous faisons quelques pas, en compagnie de Samaya. Sous le ciel étoilé, les cimes des arbres sont auréolées d’un ballet de lucioles scintillantes. Dans le concert assourdissant des cris d’animaux, les petites lumières dansent et virevoltent. Le spectacle est saisissant de beauté.  «Samaya, une fois la révolution accomplie, comment sera la société dont tu rêves?»  Samaya hésite. Il demande à réfléchir durant la nuit. Le lendemain, après le thé matinal, nous nous installons au bord d’une rizière. «Dans la société idéale, dit-il, les gens seront égaux. Cela veut dire qu’ils auront à manger. Il y aura assez de nourriture pour le peuple.»

La déclaration de Samaya me fige. Est-ce donc toute l’imagination de la révolution maoïste? Cette guerre acharnée et ces grands discours ne cacheraient que cet espoir? En quittant les rebelles, j’emporte le constat d’un cycle de violences inéluctables. Dans cette jungle de la nuit des temps, dans l’indifférence de l’Inde urbaine, des milliers d’hommes se battent au nom de la terre. Et cela pour la quête d’une dignité si élémentaire qu’elle en est intolérable: le droit de manger à sa faim.


 

INDE : expansion de la guerille naxalite par Cédric Gouverneur (Le Monde Diplomatique. Décembre 2007)

http://www.monde-diplomatique.fr/2007/12/GOUVERNEUR/15393

Publié dans Asie

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