France. Retour à Kigali
Sarkozy à Kigali : le retour de la Francepar Colette Braeckman (Le Soir. Belgique. 25/02/10)
(…) Au-delà de la normalisation diplomatique, les mots que prononcera Sarkozy apaiseront ils rancoeurs et chagrins ? Du point de vue français non plus, le virage n’est pas facile à négocier : ceux qui livrèrent des armes aux militaires et aux miliciens hutus occupent toujours de hautes responsabilités au sein de l’armée, tandis que des personnalités comme Hubert Vedrine, qui défendit jusqu’au bout la politique de François Mitterrand, sont toujours très en vue. Quant à Sarkozy lui-même, nul n’a oublié que durant le funeste été 1994, il était porte parole du gouvernement français et justifia l’Opération Turquoise qui permit l’exode des génocidaires.
Il est clair que les Etats n’éprouvent guère de sentiments et qu’à Paris comme à Kigali, les consciences peuvent se voir imposer le silence au nom d’intérêts jugés supérieurs. Or le Rwanda comme la France ont jugé avoir intérêt à normaliser leurs relations. Pragmatique sinon cynique, le président Kagame n’a rien cédé sur le fond, il a même adhéré au Commonwealth et choisi d’imposer l’anglais dans l’enseignement primaire et secondaire en même temps qu’il renouait avec la France à la suite des efforts de Bernard Kouchner.
Habilement, Kigali s’est servi de l’arrestation la chef de protocole du président, Rose Kabuye (qui accueillera certainement Sarkozy…) pour obtenir l’ouverture du dossier Bruguière et faire constater sa légèreté, le manque de substance des charges pesant sur les prévenus, d’autant que les principaux témoins se sont rétractés.
A l’issue de cette longue partie d’échecs, le président Kagame fera acter par la France que le Rwanda émancipé des puissances coloniales ne se porte pas plus mal, que ses succès économiques sont cités en exemple et que le rôle qu’il a joué dans la déstabilisation du Congo et les guerres du Kivu est désormais éclipsé par la réconciliation scellée avec Kinshasa, qui a abouti à des opérations militaires communes contre les fiefs des rebelles hutus. Ce succès diplomatique, à la veille des élections présidentielles, devrait conforter davantage encore les chances de Kagame de remporter un deuxième mandat et faire taire les voix qui seraient tentées de réclamer plus d’espace de liberté pour une opposition surveillée de près.
Sera-t-il question des procédures judiciaires en cours et d’une éventuelle levée des neuf mandats d’arrêt pesant toujours contre des dirigeants rwandais ? Gageons que, de part et d’autre, soucieux de protéger l’apparence de la séparation des pouvoirs, on jugera malséant d’aborder ouvertement le sujet…
Quant à Sarkozy, en se rendant à Kigali, il souscrit lui aussi aux principes de la realpolitik : il s’aligne sur le monde anglo- saxon, qui considère le « nouveau Rwanda » comme l’une de ses meilleures histoires à succès, il permet à la France de reprendre pied dans une Afrique des Grands Lacs où elle était déconsidérée et, aussi, il lui rouvre l’accès à des ressources minières actuellement exploitées par les groupes canadiens, américains ou allemands et convoitées par les nouveaux venus chinois.
Même si les relations entre les présidents Kabila et Kagame se sont améliorées, les Congolais craignent d’ailleurs de faire les frais d’une réconciliation, où Paris, en contrepartie d’une sorte d’ « exemption de repentance », consacrerait l’hégémonie de fait de Kigali sur l’Est du Congo…
Trois heures pour tourner la page par Colette Braeckman (Le Soir. Belgique. 26/02/10)
Ici, un otage libéré, là une normalisation avec regrets mais sans excuses…Nicolas Sarkozy est un homme expéditif.
Quelques heures passées à Kigali lui auront suffi pour rendre une visite muette au mémorial du génocide, où il a écouté sans broncher le guide lui montrer les photos de soldats français encadrant les tueurs et rappeler que Bill Clinton, lui, s’était excusé…Blème, impassible, le président, si disert d’ordinaire, ne s’est permis aucune remarque, aucun geste spontané mais il a reconnu de graves erreurs d’appréciation et s’est incliné devant les victimes.
Les survivants auront trouvé ce temps trop court, les nostalgiques du Hutu Power, encore nombreux en France et ailleurs, compareront cette douloureuse escale à Kigali à une sorte de Canossa africain…Mais après tout, quelle importance ? Trois heures, certes, c’était trop peu. Mais trois jours, ou même trois semaines, n’auraient pas suffi à apaiser des douleurs aussi lancinantes qu’au premier jour…
Les comptes entre Paris et Kigali sont loin d’être soldés, mais d’autres instances s’en chargeront : à Paris, un « pôle génocide » examinera le cas de Rwandais incriminés et réfugiés en France, le juge Trevidic, qui a pris le relais de Jean Louis Bruguière, se rendra probablement au Rwanda pour examiner in situ les circonstances du crash de l’avion présidentiel.
Certes, M. Sarkozy se verra reprocher d’avoir mesuré l’expression de ses sentiments, d’avoir omis excuses et pathos. Mais en face de lui, impassible sinon glacial, le président Kagame, qui sort vainqueur de seize années d’épreuve de force avec la France au bout desquelles il n’a rien concédé, n’a pas, lui non plus, la réputation d’être un sentimental…
Les deux hommes en réalité représentent une nouvelle génération, qui tourne le dos à l’ héritage colonial, se veut pragmatique dans ses alliances comme dans sa recherche de résultats concrets. Sarkozy, à Kigali, a porté un coup dur à la « Françafrique » tandis que Kagame prenait ses distances par rapport aux plus meurtris ou aux plus rancuniers.
Les blessures du génocide n’ont pas été cicatrisées par cette visite éclair, mais tel n’était pas le but de l’opération. Ce qui a prévalu, c’est le réalisme de la raison d’Etat, le fait que les deux pays aient décidé au plus haut niveau, que le temps de la guérilla, judiciaire, diplomatique, médiatique, était révolu et qu’il fallait désormais céder le pas à la justice, à l’aide au développement, aux échanges culturels…Même si elle n’est pas suffisante, cette étape est nécessaire à la guérison des esprits, car le négationnisme, dont la France fut souvent la chambre d’écho, ne cessait d’aviver les rancoeurs et les souffrances des uns, les espoirs de revanche des autres. Une page est tournée, un peu vite certes, mais elle représente un désaveu pour le clan des menteurs et un gage de paix pour toute la région des Grands Lacs…