France. Nicolas Sarkozy et les sarkologues
Nicolas Sarkozy et les sarkologues, par Christian Salmon (Le Monde. 15/02/08 - Mis à jour le 27.07.09)
ll faut être juste avec Nicolas Sarkozy, il y a dans le prurit de commentaires qu'il suscite une part d'involontaire. Homme miroir, il génère des reflets, à son insu, de son plein gré, et parfois même, croit-on deviner, à son corps défendant. Et ce serait lui faire un grand crédit que d'imaginer qu'il contrôle tout à fait cet emballement. C'est un phénomène étrange de distorsion de la notoriété, qui affecte non seulement le président mais toute la média-sphère, une distorsion presque douloureuse liée au dépérissement du politique et à l'inflation de la vie privée. Il est grand temps, sauf à satisfaire notre demande jamais comblée d'un maître, de reconnaître, dans l'omniprésence médiatique de Nicolas Sarkozy, plus de maladresse que de maîtrise, plus d'errance que de performance, une fuite en avant dans l'espace évidé du politique, alors que le champ de la politique se rétrécit et que les centres de pouvoir traditionnels s'éloignent vers d'autres lieux : Bruxelles ou Wall Street...
On a connu la France gaullienne, et même, brièvement, pompidolienne. Après les années Giscard, dont on critiqua le goût du théâtre, le pays se donna à une gauche volontiers épique, en tout cas littéraire, puis, l'hiver de la mitterrandie venu, la nation se découvrit, bon gré, mal gré, chiraquienne, voire villepiniste, c'est-à- dire lyrique in fine. Rien de tel aujourd'hui : les Français ne sont pas devenus sarkozyens mais sarkologues - une nouvelle discipline dont le champ d'application s'étend de la chronique de mode à la physionomie du pouvoir (les fameux tics), de la cryptologie des SMS (le nouveau média élyséen) à la sémiologie du bling-bling, du décryptage savant des séquences présidentielles à l'iconographie des familles recomposées... Tout ce que le pays compte d'éditorialistes, de chroniqueurs, d'analystes politiques, de sociologues et de sondeurs se consacre à cette passion bien française : commenter les faits et gestes de Nicolas Sarkozy. A tel point qu'on dirait qu'en mai dernier la France n'a pas élu un président, mais un sujet de conversation.
Selon Emmanuel Kant, la nation française se caractérise entre toutes par son goût de la conversation. "L'envers de la médaille, ajoutait-il, c'est une vivacité que des principes réfléchis ne maîtrisent pas suffisamment, et, à côté d'une raison clairvoyante, une frivolité qui ne conserve pas longtemps certaines formes pour la seule raison qu'elles sont vieillies... Les mots "esprit" (au lieu de bon sens), frivolité, galanterie, petit maître, coquette, étourderie, point d'honneur... ne se laissent pas facilement traduire dans une autre langue parce qu'ils caractérisent le tour d'esprit particulier de la nation qui les emploie..." Un lexique qui exprime assez bien le prurit de commentaires que suscite la présidence fébrile de Nicolas Sarkozy. "Tout chez eux est devenu visite", écrit Gogol à propos de Bobtchinski et Dobtchinski, deux personnages du Revizor qui pourraient servir d'antimodèles à un journalisme indépendant. "La passion de raconter a englouti toutes les autres occupations, et cette passion est devenue leur passion motrice, leur but dans l'existence. La hâte et la précipitation qui sont les leurs ne proviennent que de la peur qu'on les interrompe et qu'on les empêche de raconter..."
C'est en effet dans Le Revizor, de Gogol, beaucoup plus que dans les commentaires des médias, que l'on trouvera la description la plus éclairante de la scène sarkozyste et de ce qui s'y joue : non pas les tours et détours d'un Machiavel médiologue, mais un dispositif de pouvoir, un champ de forces et d'attentions dont le Revizor n'est que le point d'application. "Il ne faut jamais oublier que le Revizor ne leur sort jamais de la tête. Ils sont tous obsédés par le Revizor, écrit Gogol. Autour du Revizor tournent les peurs et les espoirs de tous les personnages de la pièce."
Le Revizor n'y est pas dépeint comme un maître manipulateur, mais plutôt comme un aimant attirant les peurs des notables : "Tout en lui est surprise et coup de tête...", "un homme creux", écrit Gogol, qui n'a de pouvoir que celui que lui prêtent les citoyens. "Les thèmes de sa conversation lui sont donnés par ceux qui l'interrogent ; c'est eux-mêmes qui lui mettent les mots dans la bouche et créent la conversation..."
L'acteur jouant le Revizor, affirme Gogol dans ses conseils de mise en scène, "doit être capable d'exprimer cette mondanité frivole et creuse qui vous porte partout à la surface..." "Par la force de la peur générale, il devient un personnage comique remarquable", ajoute Gogol. Une analyse que ne renierait pas Catherine Pégard, la conseillère du président, lorsqu'elle affirme : "La singularité de Nicolas Sarkozy réside dans sa volonté de réduire au minimum sa part de comédie."
Le Revizor est une figure de l'absence du politique. Le vrai Revizor n'est pas encore là. Ou il ne viendra plus. En son absence, il s'efforce de raconter la story des hommes sans récit, ces hommes politiques d'un genre nouveau, contraints de mimer le pouvoir, de jouer le pouvoir, après la fin du politique. Que cela s'accompagne d'une perte de crédibilité n'est pas une surprise. On aurait tort pourtant d'en tirer des conclusions trop rapides. Lorsque la cote du président Bush s'est effondrée après le cyclone Katrina, l'éditorialiste conservateur William Safire a déclaré : "Ce qui est magnifique avec les médias, c'est que le récit doit changer, il ne peut pas rester le même, sinon cela ne vaut pas la peine