France. Les limites de la chasse au faciès
Les limites de la chasse au faciès par Jean-Pierre Stroobants (Source Le Monde. 27.05.09)
Avant les attentats djihadistes qui firent 52 morts, à Londres, le 7 juillet 2005, Sidique Khan était connu des services de sécurité britanniques. Son nom figurait dans des fichiers, dans le cadre d'une autre enquête antiterroriste. Mais le leader du groupe des poseurs de bombes n'avait pas été considéré comme "prioritaire" dans les investigations sur de possibles attentats de la mouvance islamiste radicale. Pour la police, Sidique Khan n'entrait pas dans la catégorie des éventuels poseurs de bombes. Un nombre insuffisant de cases avait été coché sur la feuille de renseignements le concernant. On sait aujourd'hui que les services britanniques de l'antiterrorisme s'étaient trompés. Pourquoi ? Parce qu'ils recourent d'abord au "profilage ethnique", cette technique qui consiste à tenir compte principalement de la race, de la religion et de l'origine pour identifier des personnes suspectes et, peut-être, les appréhender. A l'époque, des jeunes d'origine pakistanaise nés sur le sol britannique ne faisaient pas partie des suspects de premier rang.
Contrôler, fouiller, interroger et, parfois, arrêter, sur une base ethnique : aux Etats-Unis comme en Europe, c'est devenu la règle depuis 2001. Partout, le profilage ethnique s'est imposé, soit parce qu'il est le prolongement du comportement raciste de certains policiers, soit parce qu'il est devenu un moyen d'action institutionnalisé qui rassure l'opinion.
Dans un rapport de 200 pages publié mardi 26 mai, le projet Justice de l'Open Society (Institut société ouverte, ISO), une création du magnat George Soros, dénonce cette évolution. Ce programme vise à proposer des réformes fondées sur le respect des droits de l'homme. Il estime que le recours au profilage ethnique est non seulement discriminatoire, mais inefficace. Comme à Londres, il encourage les terroristes à recruter des individus qui ne correspondent pas au profil-type, et échapperont donc à l'attention des policiers. Il s'avère inefficace, parce que d'autres techniques - dont l'observation du comportement - ont un meilleur rendement, tout en évitant la stigmatisation de certaines catégories de personnes.
A la fin des années 1990, les pratiques des douanes américaines ont été réformées. Les douaniers ont appris à privilégier le profilage comportemental : on ne tient plus compte du faciès ou de l'origine, mais de l'observation des personnes et de leurs attitudes. L'efficacité a augmenté : entre 1999 et 2000, les fouilles ont diminué de 25 % environ, mais le pourcentage de celles qui ont généré des prises d'objets de contrebande est passé de 3,5 % à 11 %.
En 2007, à Fuenlabrada, dans la grande banlieue de Madrid, le projet de l'Open Society a mené une expérience pilote avec la police municipale. Les enquêteurs ont abandonné le profilage ethnique, et adopté des méthodes faisant appel à l'usage des données, ainsi qu'à une meilleure coopération avec les diverses communautés de la ville. En quatre mois, le nombre de contrôles mensuels est passé d'environ 1 000 à 400 mais, mieux ciblés, ils ont donné des résultats très positifs : pour 6 % de contrôles qui permettaient, auparavant, de détecter une infraction ou un acte criminel, la proportion est passée à 28 %.
Cette coopération avec les minorités est devenue " un des facteurs incontournables d'une bonne administration de la police", note le rapport. Le profilage ethnique, quant à lui, menace le contrat social entre la police et les communautés, "gaspille les ressources policières, est discriminatoire à l'encontre de groupes entiers d'individus, et nuit à la sécurité de tous". Orientant les enquêteurs sur de fausses pistes et leur aliénant de possibles collaborations, la pratique signale aussi à la société que tous les membres d'un groupe déterminé représenteraient une menace. A terme, diagnostique le rapport, les diverses communautés se replieront sur elles-mêmes, et la xénophobie croîtra encore, tandis que la police ne se préoccupera pas des individus dangereux échappant au profil qu'elle a établi.
Depuis septembre 2001, 32 % des musulmans britanniques affirment avoir été victimes de mesures discriminatoires dans les aéroports. En Allemagne, les données personnelles de 8,3 millions d'individus ont été analysées dans le cadre d'une mission dite de "forage" : on extrait des caractéristiques et des tendances à partir d'énormes quantités d'informations. L'opération, qui ciblait (notamment) des musulmans, n'aurait pas permis d'identifier un seul terroriste. En Italie, le gouvernement a, quant à lui, mis au point un programme de profilage ethnique des Roms.
La France fait l'objet d'une attention particulière. Le rapport l'accuse de viser les minorités ethniques et religieuses. "Trop de responsables gouvernementaux y confondent la sécurité avec un contrôle policier sévère des communautés minoritaires", affirme James Goldston, directeur du projet Justice. Le recours aux stéréotypes ethniques et religieux a provoqué, selon lui, une dégradation des relations entre la police et les communautés visées, et la lutte, au niveau régional (avec les pôles de lutte contre l'islam radical), aurait pris délibérément pour cible les commerces musulmans. M. Goldston appelle le gouvernement à surveiller plus attentivement les forces de l'ordre, "pour identifier les pratiques discriminatoires et y mettre fin". Selon lui, les émeutes des banlieues françaises, en 2005, ont été causées en grande partie par le profilage ethnique de l'action policière et l'hostilité croissante qu'elle aurait engendrée.
La situation, plus ou moins comparable dans d'autres pays européens, pousse les auteurs du rapport à réclamer une réglementation communautaire sur le profilage ethnique. Actuellement, la législation de l'Union a l'allure d'une mosaïque très imparfaite. La compétence de l'UE ne s'étend pas, en fait, aux pratiques du maintien de l'ordre sur le territoire national. Les Etats ont signé entre eux divers accords de coopération en vue de l'échange automatisé d'informations. L'Union constitue, quant à elle, de grandes bases de données concernant le contrôle des frontières et l'immigration. Des responsables entendent permettre aux forces de police d'accéder à ces fichiers au prétexte de la lutte antiterroriste. Les questions de la surveillance des systèmes et de la protection contre les discriminations semblent, elles, plus difficiles à régler.