France. Les chinois à l'assaut des tabacs

Publié le par Un monde formidable

Les chinois à l'assaut des tabacs par Christophe Plotard (Valeurs Actuelles. 08/05/07)

Ils sont en train de détrôner les Aveyronnais. Pourquoi se ruent-ils sur ces commerces et comment assurent-ils leur succès ?

Le coup de feu de la mi-journée est passé. Au comptoir, quelques clients viennent s’accouder, le temps d’une pause-café. Florence, la patronne, n’a pas encore eu le temps de toucher à l’assiette de son déjeuner, posée entre la machine à expressos et les paquets de cigarettes. C’est pour l’instant son mari qui s’accorde un moment de répit, attablé au fond de la salle. Elle prendra son repas plus tard. Chacun son tour.  Les époux Vu ont racheté ce petit bar-tabac de la rue Pierre-Demours, dans le très chic sud du XVIIe arrondissement de Paris, il y a un an. Sont-ils, comme le veut la tradition buraliste parisienne depuis des décennies, des Bretons ou des bougnats, ces gaillards du Massif central montés à Paris au XIXe siècle pour vendre du charbon, avant de devenir les rois du tabac ? Ni l’un, ni l’autre. Eux sont originaires de Chine et leur parcours témoigne parfaitement du mouvement de fond qui, depuis le début des années 2000, est en train de transformer la physionomie de cette profession dans la capitale. En quelques années, un quart des 780 établissements de la ville sont passés aux mains de la communauté chinoise. Désormais, un repreneur sur deux en est issu. Et le phénomène, jusqu’alors cantonné à l’Île-de-France, commence aussi à toucher les villes de province.

À l’origine, cet engouement est simplement né du bouche à oreille. « Cette communauté a, depuis toujours, une capacité d’adaptation incroyable fondée sur l’entrepreneuriat et la réussite, analyse Pierre Picquart, docteur en géopolitique et spécialiste de la Chine. Elle cherche donc constamment de nouvelles occasions à saisir et est capable de bouger très vite. C’est ce qui s’est passé avec les bureaux de tabac : les gens se sont donné le mot. »

D’abord, ces commerces occupent une place centrale dans la vie économique et sociale et fonctionnent comme de vrais accélérateurs de l’intégration. « Le bureau de tabac donne à son propriétaire un statut dans la société », appuie Gérard Bohélay, président de la Chambre syndicale des buralistes de Paris Île-de-France.  Ensuite, il semble que ce soit un très bon business, suffisamment rentable pour que des centaines de familles décident de se lancer dans l’aventure. La hausse du prix des cigarettes et les mesures antitabac ont, certes, provoqué une baisse importante des recettes ces dernières années. Mais la plupart des débitants disposent depuis bien longtemps d’autres sources de revenus : journaux et magazines, jeux (dont les Chinois raffolent), téléphonie, timbres postaux et fiscaux, confiseries et autres produits d’alimentation, mais aussi et surtout activités de bar, de café et parfois, de brasserie. C’est avec elles que les buralistes chinois réalisent les marges les plus intéressantes.

« Ce sont les meilleurs commerçants du monde, commente Gérard Bohélay. Ils savent parfaitement négocier avec les grossistes et vont même jusqu’à monter leurs propres centrales d’achats. Ils sont aussi très bons gestionnaires. Et puis, ce sont des besogneux, prêts à travailler dur. » Ce à quoi ne semblent plus tout à fait disposés les descendants des anciens propriétaires.  « La stratégie des Chinois consiste à prendre des secteurs qui n’intéressent pas ou plus forcément les Français », explique Pierre Picquart. Pour les Auvergnats, qui ne possèdent plus qu’un quart des établissements contre 80 % il y a dix ans, la pilule est difficile à avaler. « Au départ, ils n’étaient pas contents de cette évolution, poursuit Gérard Bohélay. Mais en même temps, ils se trouvent bien heureux d’avoir des acheteurs à qui revendre leur affaire. »

Un nouvel eldorado pour la communauté chinoise.

Après les restaurants, les ateliers de textile, les pressings ou les magasins d’alimentation, la communauté chinoise aurait-elle trouvé un nouvel eldorado ? « On n’achète pas un bureau de tabac comme une mercerie, tempère Pierre Picquart. C’est un service public qui ne dit pas son nom. » En clair, la profession est très encadrée. La vente de tabac est un monopole d’État dont la gérance exclusive est confiée aux buralistes. Les créations de nouveaux établissements, gelées jusqu’en 2011, sont donc soumises à l’autorisation de la direction générale des Douanes, qui décide de leur emplacement et de leur répartition sur le territoire. En outre, tout propriétaire doit être ressortissant de l’Union européenne et justifier d’un apport personnel d’au moins un tiers du prix d’acquisition du débit.    « Comme les repreneurs chinois ne sont, la plupart du temps, pas naturalisés, ils demandent à leurs enfants, nés en France, de racheter le commerce pour eux, commente Gérard Bohélay. Mais il y a aussi des acheteurs d’origine cambodgienne, thaïlandaise ou vietnamienne qui, eux, sont très souvent nés en France et descendent de familles installées depuis deux ou trois générations. » « Plusieurs nationalités sont effectivement concernées », reconnaît Pierre Picquart. Mais selon lui, c’est bien la communauté chinoise qui tient les rênes. « Les Asiatiques installés en France sont à 80 % de cette origine. Les Chinois ont toujours été et restent les plus dynamiques. » Sous-entendu, aussi, ceux qui disposent des plus gros moyens financiers. Ils sont le plus souvent les seuls à pouvoir rassembler les sommes nécessaires au rachat d’un débit.

Difficile, pourtant, d’aborder cette question avec les intéressés. Derrière son comptoir, Florence Vu tient à garder secret le montant qu’elle et son mari ont dû débourser pour acquérir leur affaire. L’ancien propriétaire était chinois, lui aussi, « parti acheter un bureau plus gros ». Le détail a son importance. Car des établissements disponibles à la vente, il y en a de moins en moins. Bon nombre d’entre eux ont été rachetés par des grands groupes, rendant plus compliquée la tâche des candidats indépendants. « Pour l’emporter, mieux vaut donc avoir des relations ou être prêt à mettre le prix », affirme Gérard Bohélay. « On commence à environ 180 000 ou 200 000 euros, précise-t-on chez Axxis, un cabinet spécialiste des transactions de fonds de commerce. Mais cela peut monter jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros, en fonction de l’emplacement, du chiffre d’affaires, du type d’activités. »

Si les Chinois se trouvent en mesure de mobiliser de si gros capitaux, c’est d’abord parce qu’ils sont de solides épargnants et peuvent compter sur une puissante solidarité communautaire. La tontine est un système d’entraide financière utilisé depuis le début du XXe siècle, lorsqu’arrivèrent les premières vagues d’immigration. Il repose sur le regroupement de proches, membres d’une même famille ou amis, disposés à se prêter et s’emprunter de l’argent sur le mode mutualiste. Un recours à l’entourage que les Auvergnats pratiquèrent en leur temps.

« Ce système en tant que tel a tendance à diminuer, assure pourtant Pierre Picquart. Aujourd’hui encore, les Chinois se caractérisent par un mode de gestion assez traditionnel, de type familial ou amical, mais c’est de la solidarité pure. » Parallèlement, le recours aux emprunts bancaires est plus fréquent. Preuve parmi d’autres que la logique communautaire a tendance à s’atténuer. « On avait jusqu’à présent des communautés assez fermées, poursuit-il. Mais on assiste désormais à une brisure, un changement d’attitude. Le recrutement du personnel, par exemple, est de plus en plus varié. »

Jusqu’où le mouvement ira-t-il ? Impossible de le prédire. Tandis qu’elle essuie sa vaisselle, Florence Vu confie avoir acheté ce bureau de tabac « pour essayer de voir comment ça peut marcher ». Avant, son mari était chauffeur de taxi. Et dans dix ans, Dieu seul sait quel nouveau filon ils auront su dénicher.

Publié dans Immigrations

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