France. "La liberté d'expression se résumerait à Guillon? " ou le paradoxe de France Inter

Publié le par Un monde formidable

Le paradoxe France Inter par Annick Cojean (Le Monde.10.07.10)

Quel paradoxe ! Oui, c'est par ça qu'il nous faut commencer. Par évoquer cet étrange paradoxe qui vous saute à la figure dès les premières minutes d'une enquête sur France Inter et qui persistera au fil des rencontres, auditions, interviews. Un paradoxe qui surprend et vous met rapidement mal à l'aise. Occulte la vérité et brouille toutes les pistes. Emprisonne les intéressés dans un double langage et navre les malhabiles au billard à trois bandes.

Un paradoxe qui témoigne d'un climat de suspicion générale dans le monde des médias, lequel autorise et nourrit fantasmes, rumeurs et inquiétudes, et empêche de s'en tenir aux faits. Un paradoxe qui dit surtout la complexité d'une radio fabuleuse, chaudron de talents et de passions qui, passée de "voix de la France" à "première radio libre de France", entretient des angoisses résiduelles sur une "reprise en main" politique tout en étant convaincue que cela se révèle désormais "impossible".  Comment dire ? Il est banal qu'interrogés sur la santé ou l'ambiance de leur entreprise, les employés méfiants vous la décrivent – on the record, c'est-à-dire, acceptant d'être cités – prospère, vaillante et chaleureuse avant de vous confier – cette fois off the record – une réalité nettement plus affligeante. Eh bien, à France Inter, c'est l'inverse !

Les premières réponses sont critiques, inquiètes et reprennent en gros les interrogations de la presse et des syndicats sur l'éviction de l'antenne des humoristes Stéphane Guillon et Didier Porte, et de quelques émissions. Les secondes – "Mais là-dessus, vous ne me citez pas, hein, cela reste entre nous…" – sont nettement plus positives et affirment une étonnante sérénité sur la qualité et l'indépendance de leur maison.Oui, "leur" maison. Ou plutôt "leur" radio. Car à Inter, les collaborateurs, à l'instar de François Morel dans sa dernière chronique de la saison, utilisent fréquemment la forme possessive.

"UNE MACHINE DE GUERRE ÉLECTORALE"

Fascinant. Pas un journal ou magazine qui n'ait décrit, ces dernières semaines, une radio en crise, inquiète et bouleversée par des vents mauvais soufflant de l'Elysée. Les deux chroniqueurs limogés, érigés en symboles de la liberté d'expression, hurlent à la censure et à l'intervention du pouvoir, alarmant des milliers d'auditeurs qui, sur la Toile, dans des courriels, blogs et réseaux sociaux, expriment colère et inquiétude, allant même jusqu'à appeler au boycott de l'antenne. Un tract de l'intersyndicale de Radio France estime que les dernières initiatives de la direction révèlent tout simplement la mission que lui avait confiée Nicolas Sarkozy : "Transformer les antennes de la radio publique en machine de guerre électorale à son profit". Et les politiques embrayent qui, du NPA au MoDem en passant par le PS, dénoncent la liberté bâillonnée.

Pourtant, à l'intérieur de la maison, quand on prend le temps de discuter avec les journalistes, animateurs et producteurs de l'antenne, le discours est tout autre. Navré, d'abord, en constatant le désastre actuel en termes d'image et de réputation de la station. Agacé ensuite par l'amalgame des sujets brassés et leur récupération dans un contexte politique particulièrement lourd. Frustré, enfin, de ne pouvoir défendre leur antenne et proclamer leur liberté sans s'exposer à passer pour des godillots, des traîtres, des censeurs, des naïfs et ravis de la crèche ou, pire, des suppôts du sarkozysme. Injure suprême. "Ahurissant ! ose Pascale Clark. La liberté d'expression se résumerait à Guillon ? Je le prends très mal !" Ah ! Le drame du mode de nomination des patrons de l'audiovisuel public ! Pas une conversation qui n'évoque, pour la fustiger, la réforme de 2009 confiant ce pouvoir au président de la République et entachant par là même leur crédibilité.

"Une folie ! s'emporte Isabelle Dhordain, fille de Roland, le fondateur de France Inter, et productrice du "Pont des artistes", une émission musicale à l'antenne depuis plus de vingt ans. Mon père m'a conté mille fois la genèse de l'ORTF, des nominations de responsables émanant directement du ministre de l'information jusqu'à leur émancipation du pouvoir grâce, notamment, à la création du CSA [Conseil supérieur de l'audiovisuel]. Oh ! personne n'était dupe : les nommés arrivaient toujours avec l'aval de l'Elysée. Mais enfin, les apparences étaient sauves et donnaient aux nouveaux patrons une légitimité. Aujourd'hui, c'est foutu ! Les nommés par Sarkozy sont présumés soumis, quoi qu'ils fassent et quels que soient leurs passé et carrière. La haine anti-Sarko se retourne contre eux. Quelle confusion ! Quel gâchis !"  Car elle se sent libre, dit-elle. Comme d'ailleurs l'ensemble de ses confrères que le choix de Jean-Luc Hees, ex-journaliste et ex-patron d'Inter, réputé sourcilleux sur son indépendance, naturellement rebelle et plutôt de gauche, a toujours rassuré. "Jamais la moindre remarque, suggestion ou censure sur les invités de mon émission. Et je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il n'y a pas beaucoup de chanteurs de droite dans ce pays ! [rires] Qu'on arrête donc de cracher sur ma radio !"

"ON DIT CE QU'ON VEUT"

Poison. Péché originel. Malédiction. Tous les mots sont bons, y compris "sabotage" pour évoquer la loi qui plombe la direction de Radio France comme elle le fera sans doute pour le patron de France Télévisions. Piège aux conséquences étonnamment perverses.

Ce n'est pas pour rien que l'éditorialiste du matin, Thomas Legrand, s'est senti obligé d'y consacrer sa chronique du 3 juin : "Oui, notre patron est nommé par le président ! a-t-il clamé. Jean-Luc Hees dit n'avoir reçu aucun coup de fil de l'Elysée. Et nous n'avons jamais aucune remarque non plus. Je sais : c'est assez décevant pour tous les théoriciens du complot, pour tous ceux qui pensent que nous vivons en dictature douce. Eh bien, non ! On dit ce que l'on veut ! Le problème c'est que désormais, quoi que fasse la direction, le soupçon pèsera sur elle à cause de la façon dont elle a été nommée. " Et il conclut : "Pouvoir la critiquer ici prouve qu'elle n'a pas d'effet sur notre liberté… simplement sur l'ambiance générale. Le piège est là : le dire ici c'est la preuve que l'on est libre, se sentir obliger de le dire ici, c'est la preuve d'un malaise…"

Oui, malaise. Toute décision de la direction se juge à l'aune de la réforme. Mais aussi toute l'antenne. Les propos des humoristes. Le travail des journalistes. Jugement assurément biaisé. Le ver est dans le fruit. Le fruit est donc gâté. "C'est un système à la fois terrible et malsain, estime Thomas Legrand, auteur du livre Ce n'est rien qu'un président qui nous fait perdre du temps (paru en janvier chez Stock), car il nous piège dans une logique de surenchère, l'idée qu'il faudrait tester en permanence notre liberté et défier nos chefs jusqu'à prouver que leur nomination a abouti à transformer Inter en une radio aux ordres. C'est absurde et dangereux ! En rajouter me semble aussi détestable que s'autocensurer."

"NI RADIO SARKO NI RADIO SOCIALO"

N'est-ce pas ce qu'ont fait les humoristes, poussant toujours plus loin le défi et la provocation, narguant leurs PDG et directeur, évoquant ouvertement l'un et l'autre leur probable éviction comme s'ils l'appelaient de leurs vœux, et risquant d'entraîner toute l'antenne dans une surenchère infernale où les auditeurs compteraient les points ?  "La pente est dangereuse, dit l'éditorialiste. Les auditeurs eux-mêmes, qui se sentent propriétaires de cette radio, nous prennent parfois pour des porte-drapeaux et nous veulent combatifs. Dans l'opposition ! Gardons-nous de ce péril ! Le mode de nomination du président ou la personnalité de notre directeur ne doivent avoir aucune influence, ni dans un sens ni dans un autre, sur ce que nous écrivons." Mesure. Indépendance. Raison garder.

"Ni Radio Sarko ni Radio socialo ou Radio Besancenot, sourit Renaud Dely, directeur de la rédaction par intérim, venu de Marianne après une carrière à Libération. Ne tombons surtout pas dans le piège de l'outrance. La loi est détestable, elle instille le poison du soupçon. Mais nous sommes condamnés à vivre avec et à se faire confiance, en jugeant sur les faits. Et le fait est que cette rédaction ne connaît pas l'ombre d'une censure. Les propos de Guillon et Porte, se présentant comme les seuls garants de la liberté, sont, du reste insultants pour le reste de l'équipe. Je pense, moi, que le pouvoir est au moins aussi agacé par les éditoriaux de la matinale et les grandes enquêtes de la rédaction."

Oui, les journalistes de France Inter demeurent libres. Davantage, pensent la plupart, qu'ils ne le seraient dans n'importe quel autre média audiovisuel. Et c'est bien la seule question qui vaille, affirme Bernard Guetta, l'éditorialiste diplomatique de la tranche matinale, qui jure de son absolue liberté au sein d'une équipe stimulante et soudée. "Je décide seul du choix de mes sujets et de ce que j'en dis. Y compris lorsque je sais mon opinion archi-minoritaire dans la population."  Nicolas Demorand sourit lui aussi, presque de guerre lasse. Comme si cela n'allait pas de soi ! La matinale qu'il a dirigée et animée de main de maître pendant quatre ans n'a pas à se défendre. "J'ai offert, aux humoristes comme à tous mes collaborateurs, le principe à la base de mon travail : la liberté absolue. Carte blanche. Aucun papier relu, contrairement à ce qui se passe ailleurs, notamment à Canal +, où les chroniques de Guillon font l'objet d'un montage. C'est ce qui a donné une patine si singulière à cette tranche matinale."

Leur limogeage ? "La loi et leur habileté à se poser en enjeu national faussent la perspective. Ce serait terriblement injuste si le lien que je crois avoir réussi à recréer avec les auditeurs, après la crise de confiance ressentie au moment du référendum européen, devait se distendre."

LE DÉPART DE NICOLAS DEMORAND

Mais où va France Inter ? Et de quoi sera faite demain une antenne qui réunit chaque jour près de 5,5 millions d'auditeurs ? Quelles en seront les grandes lignes et la philosophie ? Les audaces et les innovations ? Et la patte d'une nouvelle direction arrivée trop tard, l'an passé, pour pouvoir peser sur une grille de programmes déjà prête ? Quelques éléments ont filtré. Car la décision de Nicolas Demorand de quitter – "mission accomplie" – la matinale où, en quatre ans, il a hissé l'audience d'Inter à la hauteur de RTL, a contraint la direction à de rapides initiatives. Il fallait organiser son remplacement et libérer le créneau 17 heures-19 heures pour accueillir la grande émission culturelle qu'il proposait. Peine perdue.

On apprenait mercredi 7 juillet que le journaliste vedette partait à Europe 1. A Audrey Pulvar, donc, journaliste à i-Télé, la tranche 6 heures-7 heures, avec une large place à l'actualité internationale. A Patrick Cohen, actuellement à Europe 1, la tranche 7 heures-9 heures, et la responsabilité de l'interview politique de 8 h 20. A Pascale Clark, la tranche 9 heures-10 heures, dont elle n'occupait jusqu'alors qu'une moitié, l'émission "Esprit critique" étant supprimée, Vincent Josse retrouvant le samedi un autre créneau pour visiter des "ateliers d'artistes".

Les humoristes ? Il y en aura, assure-t-on. Mais plus tard, en fin de matinale, comme c'est le cas sur les autres grandes radios généralistes, afin de "préserver l'intégrité du travail journalistique" et ne pas perturber l'interview du jour. Ne s'est-il pas murmuré que des invités politiques étaient de plus en plus réticents à venir sur Inter, angoissés à l'idée d'être écharpés dans la chronique de Guillon ?  Au fait, et François Morel ? La station l'espère ardemment. Mais le chroniqueur – qui avait remplacé Philippe Val appelé en juin 2009 par son ami Jean-Luc Hees pour prendre la tête d'Inter – ressent comme un coup de mou. "On verra ! dit-il. Après le départ de Guillon et de Porte, ma position de rescapé ne me met guère à l'aise. Je me demande si le billet humoristique du petit matin n'est pas carbonisé !"

MALADRESSES ET CAFOUILLAGES

C'est donc vers le patron en titre de France Inter qu'il faut nous tourner. Ce patron mystérieux qui, arrivé il y a un an dans les bagages du PDG de Radio France, et précédé de l'encombrante réputation d'être l'ami de Carla Bruni-Sarkozy, a déjà, malgré sa discrétion et peu d'initiatives, suscité inquiétudes, controverses et moult critiques au sein même de la maison Inter. Cet amoureux de Nietzsche, Voltaire, Borges, qui, après une carrière de chansonnier, a dirigé Charlie Hebdo et publié avec éclat les caricatures danoises de Mahomet. Ce social-démocrate affirmé, venu de la gauche radicale, à la fois saltimbanque et intello, intransigeant et affectif. Inclassable. Et, pour tout dire, encore énigmatique pour une partie de France Inter où il fut longtemps chroniqueur ; mais entre eux le courant, si l'on ose dire, n'est pas encore passé.

Que d'anecdotes sur ses maladresses, cafouillages et petites lâchetés en matière de gestion humaine. Que d'ironie sur son manque d'aisance, de chaleur, devant les collaborateurs d'Inter, qui raillent son absence des studios, prompts à faire des comparaisons avec de grands aînés, Levai, Bouteiller, Garetto, mais pas pour autant accueillants. Que de questions, enfin, sur son projet. "A-t-il seulement une vision du service public ?", s'interrogent des journalistes qui ne décolèrent pas devant la disparition du magazine "Et pourtant elle tourne", à laquelle la rédaction aimait participer.  La réponse est oui. Oui, Philippe Val a un projet. Oui, il piaffe de le mettre à l'antenne. Oui, cela fait des années qu'il a, avec son ami Jean-Luc Hees, des discussions sur la radio de service public. Oui, il se montre garant de toutes les libertés : "Je n'ai qu'un mot à dire : écoutez notre antenne." Et non, il n'a jamais eu d'autre ambition dans la vie que "rassembler les gens pour les distraire, les émouvoir, les informer, les rendre heureux, curieux, gourmands de la vie et de toutes ses créations". Dans le passé, c'était par la musique, un spectacle, puis un journal. Mais la radio lui semble aujourd'hui le média souverain.

Une préoccupation : "L'intérêt général ; il fait partie de ma biologie." Une obsession : "Ouvrir, décloisonner, être accueillant et fraternel. Personne ne doit être exclu de ce qui fait la richesse et la fierté d'une civilisation." Une ligne éditoriale ? "Inciter à aimer aimer, plutôt qu'à aimer détester." Une devise, enfin, empruntée à Victor Hugo : "Tout pour tous !" On le dit froid. Il se montre passionné. "Incandescent", affirme même un chroniqueur, frappé par la force avec laquelle il défend toujours amitiés et convictions, "crucifié" lorsque s'exprime une opinion contraire. S'il ne s'est guère montré dans les studios des émissions en cours, avoue-t-il, c'est qu'il n'y était pas le bienvenu. "Les premiers mois furent compliqués, et l'accueil un brin hostile, comment ne pas le reconnaître ? Est-ce que cela m'affecte ? Comme dirait Badinter : ce n'est “que” désagréable."

Il lui tarde bien sûr d'installer enfin quelques programmes à lui. Tout de même, demande-t-on, y a-t-il eu quelques satisfactions, lors de la saison passée ? Et comment ! s'enflamme-t-il. D'abord le succès de l'émission de Guillaume Gallienne, "Ça peut pas faire de mal", qu'il est lui-même allé solliciter, si heureux de lui faire lire Proust ou Borges à l'antenne, et qui a gagné sur son créneau du samedi soir 250 000 auditeurs. "Comme un petit marqueur…" Et puis plusieurs opérations spéciales qui ont ponctué l'année : une "journée Carmen", une "journée Camus", une journée consacrée au nouveau livre d'Elisabeth Badinter, "une amie" ; bien sûr l'opération Berlin à l'occasion de l'anniversaire de la chute du Mur ; et surtout l'opération 18-Juin, où toute l'antenne a émis depuis Londres.

"UN VRAI BEAU CHANTIER"

Des nouveautés ? Allez ! Le voilà heureux d'annoncer une émission hebdomadaire animée par le docteur Jean-Claude Ameisen, président du comité éthique de l'Inserm. "Je l'adore ! Il est érudit, passionnant, fascinant. Il travaille sur tous les sujets scientifiques qui auront un impact sur la vie quotidienne des gens. Ma radio ne parle pas à des auditeurs qui savent mais à ceux qui veulent savoir !" Un autre programme ? "Je désirais une émission sur le rapport que nous entretenons avec les animaux. Une vraie question de civilisation. J'ai demandé conseil à mon amie la philosophe Elisabeth de Fontenay. Et voilà qu'elle a été partante pour prendre elle-même l'antenne. J'ai dit : “Bienvenue ! Formidable !”"

Il y aura d'autres journées thématiques, sur des livres, des événements, un personnage (par exemple l'acteur Michel Bouquet). Et une opération exceptionnelle sur laquelle il veut mobiliser toutes les forces de la radio pour aller commémorer à New York le 10e anniversaire du 11-Septembre, "ce moment qui nous a fait basculer dans un autre monde et nous impose de nous interroger sur les armes de la démocratie dans la lutte contre le terrorisme." Ce sera coûteux, dit-il. "Mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour trouver les moyens. Un vrai beau chantier, non ?"  Isabelle Giordano applaudit, ravie qu'on ose parler à nouveau d'éducation populaire, d'exigence intellectuelle, et que la feuille de route incite à la réflexion, à l'approfondissement et à la quête de sens. Stéphane Bern a confiance. Et dans un esprit de service public, "plus que jamais réaffirmé" ; et dans sa liberté totale à envisager son émission, "Le fou du roi", comme "un carrefour d'irrévérence et d'impertinence", à y renforcer les voix caustiques et grinçantes "qui irriteront bien des oreilles". Et à y convier Didier Porte "quand ça me chantera !"

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