France. Le despotisme en version française
Le despotisme en version française par Anton Nossik (Source Le Courrier International. 15.04.2010)
Si la liberté d’expression devait un jour être remise en cause sur Internet en Russie – on n’est jamais à l’abri de rien –, cela impliquerait un changement de la politique en vigueur depuis la présidence de Poutine à l’égard des médias électroniques. Celle-ci obéit à une règle simple. Pour mener sa propagande, sur Internet tout du moins, l’Etat, au lieu d’exercer des pressions, de fermer ou de modifier les plates-formes indépendantes existantes, crée ses propres portails, canaux de diffusion et groupes de soutien. De la sorte, la Russie laisse bien plus de liberté aux internautes que ses voisins et amis asiatiques, et parfois même que certains pays de l’Union européenne. Ces derniers ont récemment offert un exemple honteux d’atteinte aux libertés, impensable en Russie. Cela s’est passé en France, ce grand pays dont la devise qui évoque la liberté, l’égalité et la fraternité s’accompagne généralement de la terreur et du guillotinage de la partie pensante de la population.
Tout a commencé le 9 mars, sur un blog hébergé par le site du Journal du dimanche (JDD). Un anonyme y racontait que le président Nicolas Sarkozy tromperait sa femme, et que celle-ci ne serait pas en reste. L’histoire a été reprise à l’étranger par plusieurs titres de la presse populaire. Ensuite, le scénario rappelle celui de l’affaire du tabloïd Moskovski Korrespondent, quand celui-ci avait évoqué, en avril 2008, une liaison entre Poutine et l’ancienne gymnaste Kabaeva. Le Moskovski Korrespondent, d’abord suspendu, avait été définitivement fermé en octobre 2008. Le JDD est une entreprise dont le patron préférerait manger son chapeau plutôt que de compromettre sa source de revenus. Ce patron, également propriétaire de Hachette Filipacchi et du groupe Lagardère, n’est autre qu’Arnaud Lagardère, qui a succédé à son père Jean-Luc en 2003. Et donc le message anonyme sur la plate-forme de blogs du JDD.fr a non seulement fait l’objet d’excuses auprès du président calomnié, mais aussi d’une sévère enquête interne (dont j’imagine qu’elle n’a pas fait appel qu’à des méthodes strictement légales). En moins de deux semaines, l’auteur anonyme a été identifié et licencié. Il s’agissait d’un employé pas très malin du JDD.fr, qui a lui aussi présenté, avant son départ, des excuses au couple présidentiel. Le même jour, le directeur des opérations de Newsweb, filiale de Lagardère qui gère le site du JDD, a démissionné. Lui aussi, avant de quitter son poste, a exprimé ses regrets au couple.
On aurait pu penser que l’affaire n’irait pas plus loin. En Russie, on se contente, au pire, de virer les responsables des rédactions et/ou de fermer le média incriminé. Mais la version française du nihilisme juridique a exigé plus. C’est ainsi que, le 6 avril, le procureur général de Paris (si, si !) a saisi la police judiciaire et ouvert une enquête préliminaire pour diffusion anonyme sur Internet de rumeurs concernant la vie privée du président Sarkozy. La grande différence entre ce déchaînement français et celui, bien plus modeste, pratiqué en Russie consiste en ce que, sous la Ve République, ni la police ni le parquet ne sont censés être à l’origine de poursuites pénales contre un blogueur propagateur de commérages. La France est une démocratie où les administrations chargées de l’ordre public sont tenues d’agir sur demande des citoyens et non de leur propre initiative. Le procureur de Paris a motivé sa requête par une plainte que lui a officiellement adressée le groupe Hachette Filipacchi. Et, selon la presse française, l’administration présidentielle serait directement derrière cette plainte, même si ses responsables officiels le démentent. J’aurais tendance à les croire. Si Arnaud Lagardère ne ménage pas ses efforts pour montrer sa loyauté au chef de l’Etat, il n’a pas besoin d’un ordre de l’Elysée pour aller jusqu’au bout.
Début avril, Pierre Charon, conseiller en communication de Sarkozy, a évoqué, dans des commentaires particulièrement savoureux livrés au webzine Rue89, l’objet de l’enquête de police. Il a ainsi parlé d’“une espèce de complot organisé avec des mouvements financiers” dirigé contre la France. Un ministre a enfoncé le clou. “Le fait que ces rumeurs aient été relayées dans la presse en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Suisse, alors que la France s’apprête à prendre la présidence du G20, en 2011, peut faire penser à un complot”, a-t-il déclaré. Cela m’a aussitôt rappelé le récent film Tsar [2009], de Pavel Lounguine, où ceux qui critiquent Ivan le Terrible sont tous accusés d’être alimentés par “l’argent de la Pologne et de Novgorod”. Je me suis alors réjoui de ne pas vivre dans une démocratie comme la France, vulgaire, sans foi ni loi.