France. La mort en face

Publié le par unmondeformidable

La mort en face par Stéphane Baillargeon (source Le Devoir. 26/01/09). 

Le grand reporter français Jean-Paul Mari couvre les conflits armés depuis 30 ans. Pour sa dernière enquête, il est parti à la rencontre des hommes, soldats ou civils, que les horreurs de la guerre ont rendus fous. Un autre voyage au bout de la nuit du monde.

Michel quitte l'école à 16 ans, pense devenir pompier ou gendarme, se laisse finalement tenter par l'armée française. Il entre au 3e Régiment parachutiste d'infanterie de marine à Carcassonne. Un corps d'élite hypersélectif. Au bout d'un tri féroce, sur les 50 recrues du départ, il n'en restera que trois, dont Michel, formé pour endurer les souffrances et les infliger, à mains nues s'il le faut.

Début avril 1994, Michel et ses frères d'armes sont largués sur la piste de Kigali, au Rwanda, où le génocide fait rage. Leur mission: évacuer des compatriotes de l'enfer. Aux premiers barrages, les Français croisent des miliciens surexcités près de corps d'hommes, de femmes et d'enfants découpés à la machette. Partout, en ville comme à la campagne, les Hutus massacrent, et les corps s'empilent.  Le deuxième jour au Rwanda, Michel croise une tête tranchée sur le trottoir et se surprend à ne rien ressentir. Au quatrième jour, l'opération Amaryllis est interrompue, et les soldats français se replient au Gabon. Michel rentre à Carcassonne. Il traîne en lui un bout de l'enfer qui ne le quittera plus.

L'internement ne repousse pas cette part d'ombre oppressante. Un soir, emporté par une crise de violence, il casse tout dans sa chambre d'hôpital. La nuit suivante, il découpe une canette de Coke et se laboure la peau avec de la tête aux pieds. En cinq années, Michel fera huit séjours en clinique et une bonne dizaine de violentes tentatives de suicide.

La pénible histoire de «l'homme scarifié» est racontée par Jean-Paul Mari dans Sans blessures apparentes (Robert Laffont), la dernière enquête du journaliste qui couvre les guerres du monde depuis trois décennies, notamment pour Le Nouvel Observateur. Une histoire triste parmi des dizaines d'autres sur des hommes que la guerre a rendus fous, certains finissant par se tirer une balle dans la bouche pour en finir avec la terreur des cauchemars, le besoin de quiétude et de consolation impossible à rassasier.

«Ceux qui ne tuent pas, mais qui voient les tueries ne sont pas épargnés par la guerre et ses conséquences», dit Jean-Paul Mari, joint la semaine dernière au téléphone à Paris. Il sera à Montréal cette semaine. «L'important, c'est de voir la mort. Quand on voit la mort, on rencontre sa propre mort. C'est interdit. C'est tabou. Et cette horreur est difficile à dire. Elle fait fuir les gens. Elle est indicible et inaudible.»

Ses livres précédents traitaient d'autres symptômes malsains: la pédophilie en Asie, la guerre civile en Algérie... Son enquête sur les polytraumatisés des conflits s'ouvre sur l'attaque contre l'Hôtel Palestine de Bagdad le 8 avril 2003. M. Mari et les autres journalistes installés là subissent alors le tir d'une colonne de chars américains. Dans une chambre du 14e étage, le reporter découvre Taras, un jeune cameraman ouvert du pubis au sternum par le souffle de la détonation. Il plonge ses mains dans la blessure, aide à le porter jusqu'à un taxi. Plus tard, il croise le capitaine des chars qui a donné l'ordre de tirer sur le Palestinien, lui demande brièvement des comptes et le regarde partir. «Un jour, le capitaine rentrera chez lui, embrassera sa femme et ses gosses, écrit M. Mari. J'aimerais savoir ce qu'il fera de tout cela. De la douleur de la guerre.»

Le livre déploie le récit du voyage au bout de cette réalité enténébrée. «J'avais remarqué, depuis un temps, des gens comme arrêtés dans leur vie, sidérés, figés, des combattants ou de simples citoyens, comme frappés d'une balle en plein front, poursuit le journaliste en entrevue. En Irak, ce 8 avril, j'ai été encore plus frappé par les effets dévastateurs de la guerre sur les survivants, et j'ai commencé cette enquête pour tenter de comprendre. Pourquoi les témoins basculent-ils dans une sorte de folie? Pourquoi disent-ils s'être vus morts, avoir vu la mort ou culpabiliser parce qu'ils vivent encore?»

L'exergue du livre, de La Rochefoucauld, annonce que «le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement». Le noeud de l'enquête est là. Pour le dénouer, le témoin conscrit va traverser les continents, interroger des soldats du monde. «J'ai été frappé par l'ampleur du phénomène. Sur les soldats américains envoyés en Irak, un sur trois est touché, soit un demi-million d'hommes et de femmes profondément affectés. C'est énorme. Ensuite, je me suis aperçu que chaque guerre produit un nombre considérable de blessés psychiques. Je me suis même rendu compte que toutes les guerres ont provoqué ce genre de traumatismes, quelles que soient la civilisation, l'époque ou la manière de mener la guerre.»

L'écrivain érudit, au verbe sensible et fin, émaille ses analyses de références aux grandes oeuvres de l'humanité traitant des rescapés hallucinés des champs de bataille, de L'Odyssée à Apocalypse Now. «Le film est un manuel de blessures psychiques, soutenu par la chanson des Doors, "C'est la fin, mon ami. Tous les enfants sont devenus fous", note Jean-Paul Mari. Le capitaine Willard est un tueur à gages sous l'uniforme, un bourreau entre deux exécutions, un homme carbonisé. Lui aussi, autrefois, croyait, comme tous les autres, qu'il suffisait de sauter dans l'avion du retour pour échapper à la guerre.»

Le reporter aussi cherche son capitaine, mais pas pour lui trancher la tête. En remontant son fleuve de peines et de misères, il est frappé par le tabou entourant les catastrophes post-traumatiques. Y compris dans les rédactions: quand un journaliste rentre du terrain, il s'enferme dans son mutisme, perd son emploi, sa famille, et s'enferme dans son horreur. Jean-Paul Mari avoue avoir lui-même frisé le gouffre en 1994 quand il couvrait en même temps l'Algérie, le Rwanda et la Bosnie.

Heureusement, Sans blessures apparentes débouche sur l'espoir porté par les thérapies mises en oeuvre pour soigner, du protocole compassionnel en quelque sorte. Européen, Français, M. Mari met l'accent sur la psychanalyse et la psychologie plutôt que sur la pharmaceutique ou les nouvelles mécaniques soignantes de la cyberpsychologie, par exemple. Écrivain, il a finalement été attiré par la parole qui soigne. «À partir du moment où on commence à pouvoir en parler, on emprunte le chemin de la guérison, conclut-il. C'est une bagarre entre les mots et les images. L'image vous tue. Ça peut être un son, une odeur, le regard d'un ami qui meurt, le cri d'un enfant assassiné, une tête sur le trottoir. Ce souvenir rentre dans le cerveau et bloque tout.»

Il fait confiance aux bonnes vieilles méthodes éprouvées en cabinet et se méfie des panacées thérapeutiques. «La psy, la parole, la cure, c'est long. Aujourd'hui, on cherche des trucs ou des méthodes pour éviter ces efforts à long terme. Si on trouvait la pilule miracle pour éliminer d'un coup les traumatismes, l'armée respirerait. Récemment, l'armée américaine a annoncé qu'elle offrait gratuitement, et sur simple demande, du Prozac à ses soldats.»

Et Michel? Le para blessé, épuisé, mutilé, a finalement réussi à nommer le trauma, la «boule de feu» qui l'a incendié. Un matin, à la consultation, il a raconté ce qu'il comprenait à son docteur. «Vous savez, la tête sur le trottoir à Kigali? Ce n'est pas le crâne affreux coupé en deux, la cervelle, qui me terrifie... Non, non! C'est l'expression de son visage. Son regard! Pourquoi? Maintenant, je sais. Ce sont les yeux d'un homme qui a vu ce qui l'a tué, le mal en face. Le diable! Oh mon Dieu! Le diable lui-même, en personne...»

Publié dans Société

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