France. Faux viols ou vrais viols?
Peut-on distinguer des «faux viols» de «vrais viols»? par Cécile Dehesdin (Slate.fr.27/09/11)
Une agression par un inconnu, une violence perpétrée par un proche ou un ami de la famille... Il n'y a pas «un» viol mais «des» viols. Qui sont tout aussi «vrais» les uns que les autres.
Dans leur tribune sur Rue 89, Virginie Martin et Coline Clavaud-Megevand disent «vomir» les «images esthétisées» de Tristane Banon* (elles ne la citent pas nommément, mais on reconnaît la jeune femme aux descriptions qui sont faites d’elle et de ses apparitions médiatiques), qui «s’affiche partout jusqu’à la nausée», affirmant qu’elle «condamne les anonymes au silence et à leur douleur devenue, par comparaison, ridicule car non bankable», et que «visiblement, même quand on est violentées sexuellement, seule la hiérarchie sociale compte». Les auteures opposent ce qu’elles qualifient de «bousculade ancienne entre gens d'une oligarchie inaccessible, dans un appartement surchauffé à moquette épaisse» à un «vrai viol», une «agression, un parking, du béton, une cage d'escalier, une arme très blanche des mains qui te serrent, des yeux qui te transpercent, des jambes qui te maitrisent et ton corps qui te dit: "Laisse-toi faire sinon en plus il va finir par te crever…"».
On peut ne pas apprécier le plan médiatique de Tristane Banon, la jeune femme qui accuse Dominique Strauss-Kahn d’avoir tenté de la violer en 2003, alors qu’elle l’interviewait dans un appartement vide pour un livre auquel elle travaillait («Je lui ai dit clairement "non, non!", et on s’est battu au sol, pas qu’une paire de baffes. Je lui ai donné des coups de pieds, et il a essayé de dégrafer mon soutien-gorge, d'ouvrir mon jean»), ou celui de DSK.
Pas «un» viol, mais «des» viols
Mais peut-on séparer les viols en deux catégories: le «faux viol» (une bousculade, des gens d’un même milieu très aisé, dans un appartement avec moquette) et le «vrai viol» (une agression, dans un parking avec béton et arme blanche)? Le scénario que décrivent Virginie Martin et Coline Clavaud-Megevand, qui se retrouve dans le film Baise-Moi (viol collectif dans un parking, trois hommes agressant deux femmes, tous de milieux défavorisés), auquel elles font référence, fait partie de nos représentations communes sur le viol. DSK avait lui-même imaginé lors d’un déjeuner avec des journalistes un scénario d'«une femme [qu'il aurait] violée dans un parking et à qui on promettrait 500.000 ou un million d'euros pour inventer une telle histoire...» afin de le compromettre.
Il y a bien des viols qui sont commis dans des parkings mais ce scénario type, rappelant celui qu'évoque le sociologue Laurent Mucchielli («une femme rentrant chez elle, à la tombée de la nuit, qui entend un bruit derrière elle, qui s'enfuit mais qui est rattrapée par l'agresseur inconnu qui la viole et/ou la tue sauvagement»), est en fait beaucoup moins courant que celui du crime qui a lieu chez l’agresseur, et où agresseur et victime se connaissent.
Rappelons donc quelques faits sur les viols en France:
1) Les viols sont principalement des crimes de proximité
«Le viol est une violence du proche», explique la sociologue Véronique Le Goaziou. Pour son livre Le viol. Aspects sociologiques d’un crime, elle a dirigé des recherches sur 425 affaires de viols jugées aux assises dans trois départements français dans les années 2000. Résultat: environ 85 fois sur 100, auteurs et victimes de viols se connaissent. L’auteure propose cinq grands types de viols:
- Les viols «familiaux» (pères, beaux-pères, frères, cousins, très proches amis de la famille... Les enfants et adolescents sont d'ailleurs les premières victimes de viols en France, explique-t-elle)
- Les viols conjugaux
- Les viols commis par des copains / amis / voisins / relations de travail/connaissances de la victimes
- Les viols commis par des inconnus
- Les viols collectifs
Que ce soit dans son étude des 425 affaires ou dans les autres enquêtes menées sur le phénomène, le viol «familial» arrive largement en tête de l'ensemble des viols connus, et bien loin devant les viols commis par des inconnus (qui représentent entre 10% et 20% du total des viols selon les enquêtes, explique-t-elle). Il existe «toutefois une assez grande variation suivant les territoires» pour ce dernier type de viol, nuancent Laurent Mucchielli et Véronique Le Goaziou dans le dictionnaire de la criminologie en ligne: les viols par inconnus sont «en proportion plus importants dans les grandes villes ou dans les zones urbaines».
2) Les lieux du viol familial/voisinage par rapport au reste
Les viols «familiaux» (au sens large) se déroulent presque exclusivement au domicile des auteurs. Pour les viols commis par des amis, relations de travail, connaissances ou des inconnus, les lieux sont plus diversifiés précisent Mucchielli et Le Goaziou: chambre d’hôtel, maison de vacances, ascenseur, voiture, bord de chemin, etc.
3) Il y a autant de viols chez les classes aisées que chez les classes défavorisées, mais ils sont moins déclarés
En 2005, le ministère de l'Intérieur a répertorié 4.412 affaires de viol commis sur des personnes majeures en France, soit une agression toutes les deux heures. Un chiffre qui ne prend en compte que les viols qui ont connu une suite judiciaire. Mais selon le collectif Contre le viol, seulement 10% des victimes portent plainte et 2% des violeurs sont condamnés. D’après l’association Osez le féminisme, il y aurait plutôt 75.000 viols par an en France.
Les enquêtes de victimation (durant lesquelles on interroge des échantillons représentatifs sur des violences qu’elles ont pu subir, même si elles n’ont pas nécessairement porté plainte) sur le viol en France montrent que, dans le cas des violences sexuelles où l’auteur et la victime se connaissent, les milieux sociaux sont touchés dans des proportions équivalentes. Ce qui contredit «l’hypothèse souvent avancée d’une plus grande fréquence de violences sexuelles exercées par les hommes dans les groupes sociaux les plus défavorisés», expliquent Mucchielli et Le Goaziou dans leur article du dictionnaire de la criminologie en ligne.
Malgré cette «égalité de la violence», Véronique Le Goaziou s’est aperçue que les auteurs appartenant aux milieux populaires étaient fortement sur-représentés aux assises. Sur les 488 auteurs impliqués dans les 425 affaires de viols qu’elle a étudié, près de 90% des violeurs appartenaient aux milieux populaires. Elle explique la sous-représentation de la classe sociale aisée par plusieurs facteurs: On peut supposer que ces viols sont moins déclarés «pour des questions de statut social, d'honneur, de rang à tenir». Grâce à leurs relations, pouvoir, argent et autres moyens de pression, les auteurs qui appartiennent aux milieux aisés peuvent empêcher la révélation des faits ou se «prémunir face à l’action de la police et de la justice», voire conserver leur réputation malgré le crime commis, ce qui crée au final une «sous-judiciarisation» de ce qui se passe dans les population favorisées. Les services médico-sociaux, éducatifs, la police et la justice font davantage attention aux milieux défavorisés, et détectent donc davantage les crimes qui y sont commis.
4) Les viols n’ont pas nécessairement lieu sous la contrainte d’une arme ou de la violence physique
Grégoire Fleurot l’avait évoqué dans Slate: on a tendance à présupposer qu’une personne est toujours capable de réagir à une agression sexuelle quand il n’y a pas de contrainte physique (présupposé duquel peut découler l’idée selon laquelle un viol sans violence est «suspect» et pourrait traduire une sorte de consentement de la part de la victime). Or selon la permanence téléphonique Viols Femmes Informations, 49% des viols sont commis sans aucune violence physique.
S’il est difficile de chiffrer exactement le phénomène, ses explications sont nombreuses. Le viol est un acte de domination qui commence souvent par de la peur, un sentiment que l'on trouve dans nombre de témoignages de victimes. Une peur qui paralyse totalement la victime, ou la sidère selon le terme utilisé en psychologie. Le site SOS Femmes utilise une métaphore souvent citée pour décrire cette sensation: «La victime se retrouve dans la même situation qu'un lapin traversant une route de nuit et qui est pris dans les phares d'une voiture: pétrifié, figé, tétanisé, incapable de réagir, il se laisse écraser par la voiture.»
5) Les viols collectifs sont un phénomène relativement rare
Dans les cas jugés aux assises et étudiés par Le Goaziou, comme dans les enquêtes de victimation, la grande majorité des viols est commise par un auteur unique. Seuls 5% des viols dans les affaires analysées par la sociologue, et 7% des crimes de viols condamnés en France en 2009, étaient des viols collectifs. Le Goaziou relève une certaine distorsion entre notre perception médiatique du phénomène et son faible poids numérique.
* "Victime de viol, je suis dégoûtée par la mascarade Tristane Banon"
http://www.rue89.com/2011/09/26/victime-de-viol-je-suis-degoutee-par-la-mascarade-tristane-banon-223677