France. Ecoutes: friture sur les lignes

Publié le par Un monde formidable

Ecoutes: friture sur les lignes par Éric Pelletier et Jean-Marie Pontaut (L’Express. 10/11/2010)

Depuis un an et demi, les frictions se sont multipliées entre la police et la commission chargée du contrôle des écoutes. Sur des affaires suivies de près par l'Elysée.

A dix-huit mois de l'élection présidentielle, un vent mauvais souffle en direction de l'Elysée. Soupçons de cabinet noir, accusations de coups bas policiers, voire de cambriolages de journalistes... Cette chanson d'automne rappelle l'antienne des fins de règne sous la Ve République. Elle préfigure aussi le climat délétère de la future campagne. Les attaques sont virulentes. Le démenti est à la hauteur. 

Dans son édition du 3 novembre, Le Canard enchaîné accusait Nicolas Sarkozy d'instrumentaliser la police pour "superviser l'espionnage des journalistes", jugés trop curieux, voire de missionner des "officines" pour visiter leur domicile et leur bureau.   Depuis, Bernard Squarcini, le patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), a décidé de poursuivre l'hebdomadaire en diffamation. "Les affirmations du Canard relèvent de la pure invention! s'indigne-t-il. De toute façon, de telles pratiques ne seraient pas tolérées par des fonctionnaires et seraient dénoncées par les syndicats. Vous nous imaginez en cagoule en train de voler des ordinateurs?"   De son côté, le secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant, assure qu'il va attaquer le site Mediapart

Il subsiste pourtant un malaise, qui tient au flou entourant la législation sur les écoutes et aux insuffisances de la loi protégeant les sources des journalistes.   Depuis le début de l'année, la DCRI a tenté d'identifier les auteurs de fuites, non pas à destination d'un service étranger ou d'une organisation terroriste comme cela est d'usage, mais vers la presse. Pour cela, elle a utilisé les mêmes méthodes: les téléphones portables se sont transformés en mouchards. Leur facturation détaillée, baptisée "fadet", est devenue une arme imparable pour identifier les contacts professionnels ou personnels d'une "cible" (*). 

La loi sur les écoutes administratives de 1991 est censée encadrer ces recherches policières. Mais elle a fait l'objet, ces derniers mois, d'interprétations singulièrement divergentes de la part de la police et de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), placée sous l'autorité de Matignon. Et même entre membres de ladite Commission... 

La plupart de ces débats n'ont pas dépassé le huis clos feutré du secret-défense. C'est ainsi, selon nos informations, qu'un accroc majeur a eu lieu le 26 juillet 2009. Avec Nicolas Sarkozy dans le rôle principal. Ce jour-là, le chef de l'Etat est victime d'un malaise vagal lors d'un footing à Versailles. A peine quelques minutes plus tard, un "informateur" propose le scoop à une rédaction parisienne contre rémunération. Alerté par un journaliste cherchant à vérifier cette information, le ministère de l'Intérieur veut savoir d'où vient la fuite et envisage donc d'examiner les appels passés par les gardes du corps du président. La Commission refuse. L'Intérieur regimbe. 

(...) La DCRI s'est heurtée à un autre veto quand elle a voulu identifier les contacts d'un agent présumé des services américains en France. Là encore, la Commission a rejeté toute investigation téléphonique au motif, semble-t-il, qu'on risquait au passage de piéger de hauts fonctionnaires français, en contact avec le "suspect" mais sans lien avec l'affaire. En revanche, la CNCIS a donné son feu vert à l'enquête visant un membre d'un cabinet ministériel qui informait la presse de la fermeture programmée de casernes de gendarmerie en province. 

Mais, en 2010, plusieurs affaires changent la donne. Avec, à chaque fois, les mêmes ingrédients: elles concernent des fuites dans la presse ; elles révèlent l'existence de "taupes" au sein du pouvoir; et, surtout, elles sont suivies de près par l'Elysée.   Cette fois, les policiers ne prennent pas le risque de s'exposer à un refus de la CNCIS. Ils décident de la contourner en invoquant la "défense des intérêts nationaux". Dans ce cas, l'article 20 de la loi de 1991 sur les écoutes autorise en effet un accès direct aux opérateurs de téléphonie sans attendre l'aval de la Commission.   Des calomnies distillées sur Internet sont ainsi hissées au rang de "rumeurgate": en février 2010, l'ex-garde des Sceaux, Rachida Dati, étoile pâlissante du sarkozysme, est soupçonnée de répandre des rumeurs sur la vie privée du couple présidentiel. Le nombre d'appels passés avec l'un de ses conseillers, doublé d'un renseignement fiable, suffit à emporter la conviction du chef de l'Etat. Et à bannir Dati. 

L'été dernier, l'affaire Woerth-Bettencourtrelance la polémique. Après la parution d'extraits de procès-verbaux dans Le Monde, mettant en difficulté le ministre Eric Woerth, la DCRI resserre l'étau autour d'un conseiller de la garde des Sceaux, David Sénat. Les policiers isolent une vingtaine d'appels avec le journaliste du quotidien, dont plusieurs la veille de la parution. C'est bien la preuve, selon eux, que le magistrat a fauté.   La police pouvait-elle contourner légalement la CNCIS? Plusieurs des membres de cette instance s'estiment trahis. "En dehors des cas de terrorisme, la jurisprudence de la Commission varie et la position des deux derniers présidents aussi, regrette pour sa part un policier. Il est urgent de clarifier la loi." Depuis janvier, la situation a été examinée à Matignon, à l'Intérieur et au sein même de la Commission, mais le débat n'a pas été tranché pour autant. 

La justice, elle aussi, a la tentation de consulter les fadet des journalistes. Ainsi, le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, n'a pas hésité en effet à recenser les appels de deux reporters du Monde dans l'affaire Bettencourt. Il voulait démontrer que sa consoeur Isabelle Prévost-Desprez avait enfreint le secret de l'enquête en informant un journaliste du quotidien d'une perquisition. Une loi, promulguée au début de l'année, était pourtant censée garantir le secret des sources des journalistes. 

*La "fadet", nouveau mouchard

Dans le jargon policier, une "fadet" - prononcer "fadette" pour "facturation détaillée" - désigne la liste des appels, SMS ou courriels, émis ou reçus par un téléphone. Sont notamment mentionnés le numéro du correspondant, l'heure et la durée de la conversation. Contrairement à une écoute, le contenu n'apparaît pas.   Comme la fadet permet d'identifier les contacts d'un suspect, elle est devenue un outil indispensable aux enquêtes, qu'elles soient judiciaires ou qu'elles émanent de services de renseignement. Depuis 2006, dans les affaires terroristes, la loi permet aux services de police d'avoir accès à ces données techniques, après avis d'une "personnalité qualifiée", membre du ministère de l'Intérieur.  

Interrogé sur le nombre de demandes effectuées en 2009 par les 600 fonctionnaires habilités, le président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) "estime n'avoir pas à répondre aux questions" de L'Express. Selon nos estimations, elles atteignaient 10 000 l'année dernière pour les seules affaires de terrorisme.  

 

Trois types d'écoutes

Dans le cadre d'une enquête criminelle ou délictuelle, un magistrat peut demander l'interception de conversations téléphoniques ou de courriels. Seuls les avocats et les parlementaires bénéficient d'une protection particulière. Chaque année, en France, la justice ordonne environ 29 000 écoutes. Administratives Elles sont autorisées par le Premier ministre, après avis de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Celle-ci veille au respect du quota affecté aux ministères de l'Intérieur, de la Défense et du Budget (au total, 5 117 demandes en 2009). Le nombre de "cibles" écoutées simultanément ne peut excéder 1 840. Les écoutes "administratives" sont destinées à détecter la préparation d'un acte grave, en matière de sécurité nationale, de terrorisme, de criminalité organisée, de sauvegarde du patrimoine économique et de reconstitution de ligues dissoutes. Sauvages Les écoutes illégales réalisées par des officines ou des particuliers sont impossibles à quantifier. Mais la technologie à la portée du grand public laisse craindre une recrudescence de ces pratiques

Publié dans Europe de l'Ouest

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