Egypte. Sinaï sanglant pour les immigrés africains
Sinaï sanglant pour les immigrés africainspar Tangui Salaün (Le Temps.CH. 22/12/09)
Une cinquantaine de migrants subsahariens, dont des enfants, ont été abattus par la police égyptienne depuis deux ans et demi en tentant de franchir la frontière avec Israël
C’est une petite route sans signe particulier, un trait d’asphalte comme il y en a tant dans la région désertique de Rafah, aux confins de l’Egypte, de la bande de Gaza et d’Israël. Pour les Bédouins qui connaissent mieux que quiconque chaque grain de sable du Sinaï, elle a pourtant un surnom: darb el-Sudaneen, la «route des Soudanais», l’un des principaux axes utilisés par les contrebandiers pour conduire vers la frontière les migrants d’Afrique subsaharienne qui espèrent trouver en Israël un travail et des conditions de vie meilleures.
Terre de trafics
Le Sinaï est une terre de trafics. Mais, à côté du bango, la marijuana locale, des prostituées d’Europe de l’Est convoyées vers Israël et des fameux tunnels de Gaza, cette nouvelle traite lucrative – les passeurs bédouins demandent entre 500 et 2000 dollars selon les nationalités et les filières – est en plein boom depuis trois ans. Les migrants sont originaires du Soudan, d’Erythrée ou d’Ethiopie, parfois d’Afrique de l’Ouest ou centrale. Ils seraient 7500 à avoir tenté l’aventure en 2008, davantage encore cette année. Beaucoup ont échoué en route. Certains y ont laissé la vie, tombés d’épuisement ou abattus par les gardes-frontière égyptiens. Tous fuient la guerre, les persécutions et la misère dans leur pays d’origine, le chômage, l’avenir bouché et le racisme dont se plaignent ceux qui font un temps halte en Egypte.
Quelques-uns sont enregistrés auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Mais beaucoup ne bénéficient au Caire d’aucune aide financière ou matérielle et ne peuvent plus rêver, depuis l’interruption de cette politique en 2005, à une relocalisation dans un pays occidental. Ne reste donc que l’option d’un exil clandestin, soit vers l’Europe via la Libye et à travers la Méditerranée, soit vers la frontière israélienne, distante de seulement 400 km du Caire.
«Je sais que c’est un voyage dangereux, mais l’existence est tellement difficile ici que je suis prêt à prendre le risque, même si ça doit me coûter la vie», affirme Awad, un Soudanais du Darfour de 32 ans, réfugié dans la capitale égyptienne depuis 2003.
En plein débat sur le «génocide» au Darfour, Israël a d’abord réservé un accueil plutôt favorable aux déracinés soudanais. Mais, vite dépassé par l’ampleur du phénomène, l’ancien premier ministre Ehoud Olmert a appelé en juin 2007 le président Hosni Moubarak à enrayer le flux de migrants. Une demande que l’Egypte a prise au pied de la lettre: dès le mois suivant, Hadja Abbas Haroun, une Darfourienne de 28 ans, enceinte de sept mois, tombait sous les balles des gardes-frontière. «On attendait un signe des passeurs pour franchir les barbelés quand les policiers nous ont encerclés et ont tiré des rafales d’armes automatiques», se souvient son mari, Siddig Sahour, rentré au Caire après avoir passé un an en prison. «J’ai allongé ma femme par terre pour protéger notre fille de 2 ans. Mais elle a pris une balle dans la nuque.»
«Tout le monde en profite»
Plus de 50 Africains, dont plusieurs enfants, ont été tués depuis juillet 2007. Pour Human Rights Watch, rien ne justifie cette politique de shoot to stop (tirer pour arrêter). «Aucun autre pays au monde ne tire ainsi sur des ressortissants de pays tiers», accuse l’organisation des droits de l’homme, selon laquelle «les migrants ne sont accompagnés de personne qui représente une menace lorsqu’ils franchissent la frontière».
L’Egypte se défend en soutenant que ses gardes-frontière tirent par «peur des trafiquants et des terroristes». Dans le Sinaï, les Bédouins racontent une histoire différente: «Les policiers ne sont pas assez nombreux pour surveiller les 250 km de frontière, que les Bédouins connaissent comme leur poche, souligne Khalil Sawarka, un activiste politique de la région. Ils ne tombent pas sur les migrants par hasard, ce sont les passeurs qui leur en livrent certains pour pouvoir en faire passer d’autres…» «Certains passeurs s’entendent très bien avec les policiers», confirme un jeune chauffeur bédouin chargé de convoyer les Africains entre le canal de Suez et la frontière. «Cela profite à tout le monde», ajoute-t-il en désignant la luxueuse villa que le chef de son réseau vient, à 26 ans, de se faire construire près de Rafah. Sauf aux Africains qui doivent, eux, payer le prix du sang.