Egypte. Contrer la gangrène extrémiste
Contrer la gangrène extrémiste par Ahmed Loutfi Chérine Abdel-Azim (Al Ahram Semaine du 3 au 9 février 2010)
Les événements en Haute-Egypte ont suscité une prise de conscience et une mise en garde au niveau officiel. Les associations de la société civile voient les choses en profondeur et exigent notamment une réforme au niveau de l’enseignement et des médias ainsi que du discours religieux.
Aya, 21 ans, étudiante et membre d’une ONG opérant dans le domaine des droits de l’homme, sous le choc de l’attentat qui a eu lieu la veille du Noël copte, le 6 janvier à Nag Hammadi, où six coptes et un musulman qui les accompagnait ont été tués, a voulu faire un geste en allant présenter ses condoléances aux familles des victimes chrétiennes. Un grand non : telle a été la réaction de ses parents. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas musulmans, un point c’est tout. Une culture qui règne à différents niveaux et basée sur le refus de l’autre.
Fatma, 12 ans, revient de l’école, une école de religieuses, en larmes. Ses amies intimes refusent de jouer avec elle en lui disant : « On ne joue pas avec une musulmane ». L’école, ayant enquêté sur cette affaire, a découvert que ces petites filles ont été influencées par les conversations et discussions au sein de leurs familles. Des réactions et prises de position regrettables d’autant plus qu’elles proviennent de personnes instruites et cultivées. Un état des lieux qui est l’indice d’une tension rampante qui connaît des éclats et des excès dans des zones rurales, surtout en Haute-Egypte. On a toujours voulu atténuer la gravité de ce genre d’événements en clamant qu’il s’agit de cas exceptionnels qui ne peuvent pas donner lieu à des généralisations. Certes, la situation est bien calme en général, mais laisser les choses s’envenimer, voilà ce qui est intolérable. On ne peut pas jouer avec le feu.
D’ailleurs, le président Hosni Moubarak lui-même a critiqué pour la première fois Al-Azhar (la plus haute autorité de l’islam sunnite) et l’Eglise copte orthodoxe pour « l’absence d’un discours religieux éclairé, un discours que soutiendraient le système éducatif, les médias, nos écrivains et nos intellectuels et qui confirmerait les valeurs de la citoyenneté », a-t-il affirmé dans son discours lors de la Fête de la police. Si ces termes et ces propos peuvent ne pas paraître très forts, ils attirent l’attention par le fait qu’ils constituent une première, où il n’est plus question d’esquiver la réalité. Un tabou est brisé : celui d’Al-Azhar, vu son caractère officiel, et l’Eglise que souvent on écarte de la scène. Le président s’est voulu très ferme aussi : « Je mets en garde contre les risques qui résulteraient d’une atteinte à l’unité de ce peuple et d’une discorde entre musulmans et chrétiens ».
Cela dit, quelles mesures, quelles réactions ont-elles été prises ? Et comment analyse-t-on et explique-t-on un phénomène qui remonte à loin aux années 1970, mais qui s’exacerbe, afin de pouvoir le contrôler ? Et comment la société civile réagit-elle ?
La culture du rejet
Au départ, on voit peu de choses faites, sinon rien. Georges Ishak, activiste civil et co-fondateur du mouvement d’opposition Kéfaya, est peu optimiste. « Le président prêche dans le désert. Qu’est-ce qui a été fait ? Un comité permanent a-t-il été formé pour examiner les causes des problèmes entre musulmans et coptes ? Non. Et rien ne sera fait », déplore-t-il. Il estime que les réactions officielles sont temporaires et résultent de pressions extérieures. Quoi qu’il en soit, il est clair que l’Etat a mal mené son jeu sur la question, et ce, depuis les années 1970 sous Anouar Al-Sadate, lorsqu’il a exploité la religion à des fins politiques. Mounir Fakhri Abdel-Nour, un cadre du parti du néo-Wafd (libéral) et membre du Conseil national des droits de l’homme, a relevé que cette pratique ne s’est pas limitée à la politique, « elle est allée plus loin pour pénétrer les programmes scolaires et médiatiques. Le discours religieux en provenance des deux parties est devenu extrémiste. L’appartenance religieuse est devenue beaucoup plus forte que celle nationale », soutient-il. Le terme de « patrie ou nation en tant que concept rassembleur de tous les citoyens a disparu des programmes scolaires. L’église et la mosquée sont devenues le noyau de la vie sociale, ce qui a provoqué une vraie scission dont ne peut résulter que la haine dont nous sommes témoins », ajoute-t-il.
En fait, Abdel-Nour explique ainsi un des facteurs les plus graves dans ce genre de tension. Si par exemple on a voulu souvent interpréter certains incidents violents par les traditions rurales et tribales, il n’y a pas eu de contrepoids qui résulterait d’un système éducatif qui ferait prendre conscience les classes instruites. Or, d’après une étude effectuée par le Conseil national des droits de l’homme, « on a découvert des choses terrifiantes », explique Abdel-Nour. « Tous les programmes du primaire à l’université poussent à la discrimination contre trois personnes : les noirs, la femme et tous ceux qui ne sont pas musulmans », ajoute-t-il. A cet égard, l’éducation est marquée par une absence absolue d’esprit critique et scientifique à inculquer aux étudiants et, au lieu de les orienter vers les idées de tolérance et de pluralisme, elle les pousse à discriminer l’autre, à s’isoler et ne croire qu’à ses propres convictions. Ainsi, il n’y a pas de progrès réalisés. L’Etat, d’une certaine manière, s’en lave les mains, voulant simplement préserver sa propre sécurité politique.
Amr Al-Shobaki, chercheur au Centre d’Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, rend l’Etat responsable de la situation actuelle. « Il a donné libre cours à un discours islamiste de pure forme, obscurantiste et rétrograde qui se développe à travers les différents médias tout en étant l’Etat était occupé par l’action politique. Il a tout abandonné et laissé la voie libre à toutes les idées extrémistes tant qu’elles ne touchent pas sa présence politique ». Pour le chercheur, la responsabilité des événements confessionnels résulte « d’un courant islamiste conservateur qui a fait pression sur les chrétiens de telle sorte qu’un grand nombre d’entre eux s’est enfermé au sein de l’Eglise ou a été influencé par les communautés coptes à l’étranger à tel point que certaines de leurs réactions ne relèvent pas de la citoyenneté autant que de leur haine pour les musulmans. En parallèle, il y a un discours islamiste répulsif pour les musulmans rationnels et qui pousse à une pensée taxant d’impiété les laïcs et les chrétiens. Ceci a pris racine et devint comme un cancer qui s’est propagé partout ».
Une situation qui a empiré avec les nouvelles chaînes satellites religieuses. Celles-ci ont trouvé dans leurs prêches, prônes, dialogues et fatwas un champ fertile pour répandre l’extrémisme. Les jeunes ont vu ainsi leur esprit influencé, voire subjugué en l’absence d’un contre-discours modéré. Shobaki relève le danger d’une islamisation de pure forme aussi.
Des solutions lointaines ?
Face à cette situation qui vient se greffer sur les vieilles traditions rurales et autres, comme la vendetta et les différentes rivalités à couverture religieuse, y a-t-il une solution ? Du moins un règlement à étapes ? Shobaki, qui exclut cependant une sorte de conflit civil, ne s’attend pas à beaucoup de progrès. « Le pire est à venir. Notre régime est du genre figé. Nasser avait un projet, Sadate aussi et ils œuvraient pour les réaliser, mais maintenant, on est dans le statu quo ».
Mais d’autres estiment que des solutions sont bien possibles mais exigent évidemment une prise de décision ferme. « Il faudrait que cette intervention du président soit traduite par des ordres clairs aux ministres de l’Education et de l’Information. Il faudrait aussi s’adresser aux institutions religieuses », souligne Abdel-Nour. Et pour Moustapha Al-Fiqi, président de la commission des relations extérieures au Parlement : « Il est temps que l’Etat aggrave les peines pour les crimes de sédition religieuse. Il n’est pas possible qu’un trafiquant de drogue ou l’auteur d’un viol soient condamnés à mort alors que celui qui incite à la sédition confessionnelle ne le soit pas », précise-t-il. On relève à cet égard que, pour la plupart des incidents du genre, il n’y a eu aucune peine dissuasive. En fait, souvent pour ce genre de crimes, notamment en Haute-Egypte, on tente surtout de calmer les esprits et d’éviter un cycle infini de vengeance et contre-vengeance. Un système que l’on veut pragmatique mais qui n’apporte pas de vraie solution. Ce qu’il faudrait c’est aller au-delà des incidents individuels vers un règlement en profondeur. Un activiste des droits de l’homme, le président de l’initiative égyptienne pour les droits personnels, Hossam Bahgat, propose d’adopter au départ des mesures à court terme : « amender les législations, demander des comptes à tous les responsables de la violence sectaire, compenser les victimes de manière équitable ». A long terme, il revient sur le fait essentiel : « une réforme au niveau de l’enseignement et des médias ainsi que le discours religieux pour encourager la coexistence pacifique et lutter contre la discrimination ».
Des vœux pieux ? Toujours est-il qu’il est temps qu’il y ait une prise de conscience, un retour de l’esprit national, comme celui du temps de la nahda (renaissance), et qui a marqué l’histoire égyptienne pendant la première moitié du XXe siècle. En plus, comme le dit Abdel-Nour : « Les dix millions de coptes ne vont pas se convertir à l’islam, ne vont pas mourir et ne vont pas émigrer. C’est pour cela que l’on doit coexister pacifiquement dans cette patrie ».