Cher Barack Obama
Cher Barack Obama par Audrey Pulvar (France Inter. 10/09/10)
« Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme, torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié ». C’est Aimé Césaire, qui l’écrit, Et les chiens se taisaient. Il se taisent en effet, les molosses, bouches-bées. Sidération. Oh, pas bien longtemps. Qu’ils secouent la tête et leur surprise le cède au cynisme résigné.
On avait cru comprendre, dans la beauté de vos discours, la profondeur du propos, l’Espoir vous portant aux nues, on avait rêvé possible le changement. Vous promettiez, regard haut et la main sur le cœur, d’aider votre Amérique, celle du XXIème siècle, à se regarder en face, à exhumer ses petits et grands secrets les plus sales. Avec vous, la première puissance mondiale s’ouvrirait aux autres, s’exposerait à la critique, se remettrait en cause.
On sentait bien qu’au fond, tout cela fleurait bon la campagne, électorale. On entendait bien poindre, perçant l’immense clameur qui accueillit votre victoire, une petite musique discordante, l’effet d’un cailloux dans la chaussure. Quelque part, on savait que ces belles promesses seraient précipitées sur les rochers de la real politik. Mais bon, il est des jours où l’on refuse de s’entendre soi-même. On s’est rappelé tout cela, avant-hier, à l’énoncé d’une décision de Cour d’Appel, classant, à votre demande, sous le sceau du secret d’Etat, les informations concernant les « vols secrets » organisés par la CIA, entre 2001 - après les attentats de septembre - et 2005.
L’administration Bush qui, elle aussi, réclamait le secret d’Etat, a bien reconnu, avoué l’existence de ces vols secrets, mais saura-t-on jamais quelle fut exactement leur ampleur ? Au nom de la guerre contre le terrorisme : des enlèvements de suspects, arbitraires, en pleine rue, dans de nombreux pays, des kidnappings de la plus belle eau, la plus criminelle. 10, 15 , 20, 500, 2 000 ? Combien de ces disparitions brutales, des hommes pour la plupart, attrapés puis emmenés, à bord des ces fameux « vols secrets », vers des pays hôtes, des prisons désaffectées, où ils pouvaient être torturés en toute impunité ? Dans un célèbre rapport, en 2007, Dick Marty, président de la commission des affaires juridiques du Conseil de l’Europe, fustigeait la « la délocalisation de la torture », inventée par les Etats-Unis. Il démontrait aussi que plusieurs pays européens ont accueilli ces avions aux passagers très particuliers.
Cinq victimes présumées ont déposé plainte et réclament la vérité. Elles affirment avoir été enlevées, transportées à bord de ces avions, torturées, avant, pour trois d’entre-elles, d’être incarcérées à Guantanamo pendant plusieurs années, puis libérées sans qu’aucune charge ne soit retenue. Deux de ces plaignants sont encore en prison : l’un au Maroc, l’autre en Egypte. L’Association américaine de Défense des libertés civiles les représente. Elle saisira la Cour Suprême des Etats-Unis.
Cher Barack Obama, « Je ressens l’injustice, nous dit encore Aimé Césaire, mais je ne voudrais, pour rien au monde troquer ma place contre celle du bourreau et lui rendre, en billon, la monnaie de sa pièce sanglante. »