Bosnie. L’« Atlas bosnien des crimes de guerre », une catharsis informatique

Publié le par unmondeformidable

L’« Atlas bosnien des crimes de guerre », une catharsis informatique ? Par Guillaume Daudin (Le Courrier de la Bosnie-Herzégovine. 20/11/ 09)

L’Istraživačko dokumentacioni centar (IDC, Centre de recherche et de documentation), une ONG bosnienne, a réalisé un « Atlas bosnien des crimes de guerre ». Ce projet colossal recense et localise l’intégralité des dommages non seulement humains mais aussi matériels causés par la guerre des années 1990. Le moyen pour les Bosniens de parler de la guerre au passé et non plus au présent ?

Le Centre de recherche et de documentation, une ONG de Sarajevo, a réalisé un atlas interactif présentant les crimes commis pendant les guerres de Yougoslavie sur le territoire de l’actuelle Bosnie-Herzégovine. Le dispositif, basé sur la technologie Google Earth, permet à n’importe quel internaute d’accéder à une quantité de données impressionnante : édifices détruits ou endommagés, meurtres, viols, charniers, etc. De par sa présentation, son interactivité mais surtout sa richesse, il constitue un témoignage puissant des atrocités commises entre 1992 et 1995 sur le territoire bosnien.

Cet atlas est le résultat d’un processus considérable de compilation de données. Il a fallu recouper les nombreuses sources d’informations, de la photo de stèles au registre des hôpitaux en passant par les témoignages individuels, les listes publiées par les journaux de l’époque ou encore les vidéos amateurs. Tous ces éléments constituent autant de preuves et de traces de l’existence et de la mort de plusieurs dizaines de milliers d’individus (presque 100.000 victimes directes et indirectes pour le conflit, selon les chiffres de l’IDC). L’objectif était d’obtenie, pour chaque victime individuelle, au moins trois sources justifiant du décès et des faits qui se sont produits.

Un projet difficile à mener

Collecter ces informations a été un processus fastidieux, parfois éprouvant : dans certaines communautés locales, tel informateur d’une autre communauté n’a pas voulu que son identité soit communiquée, par peur des représailles. L’IDC a dû avancer porte par porte, présentant à chaque fois le projet aux familles avec un ordinateur portable. Sur celui-ci, chacun a pu se faire une idée de l’objectivité du projet, en vérifiant par exemple si les proches disparus pendant la guerre étaient bien recensés. À d’autres endroits, c’est le fait d’être représentant d’une ONG qui constituait en soi un problème, d’autant que certaines personnes rejettent violemment la légitimité du TPIY (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie), ce qui crée une méfiance de fait à l’encontre de toute personne qui s’intéresserait à la question du nombre de victimes.

La virulence des différents partis politiques bosniens a aussi constitué une entrave au premier programme de l’IDC, celui du comptage du nombre de victimes (Human Loss Project, HLP), dans la continuité duquel se situe l’Atlas. Ces partis politiques ont en effet « souvent utilisé en tant qu’argument politique un nombre exagéré de victimes », selon les mots de l’une des responsables du projet, et revenir sur ces déclarations fut difficile pour eux. Pour la population, accepter le chiffre de 100.000 morts là où certains parlaient de 200.000 voire 300.000 morts fut aussi délicat, tant la réduction du chiffre paraissait diminuer l’ampleur et surtout l’horreur du conflit.

Un travail nécessaire pour dépasser le conflit

Pourtant, l’annonce « ferme » du nombre des victimes recensé par l’IDC a fait taire beaucoup de critiques, sachant que les experts internationaux mandatés pour évaluer la réussite du programme ont tous jugé que les données collectées étaient « objectives », « utilisables » et surtout semblaient représenter « l’évaluation la plus proche possible du nombre exact de victimes du conflit ». L’Atlas paraît donc dans un contexte légèrement plus pacifié. Il constitue un approfondissement du HLP en ce qu’il localise géographiquement les victimes, et surtout ajoute une dimension infrastructurelle importante : les édifices religieux, industriels, militaires, etc. détruits sont recensés, à grand renfort de photographies voire, le cas échéant, de vidéos d’époque témoignant des dommages subis.

L’objectif principal de ce programme est de permettre d’avancer dans la construction de l’histoire de cette guerre, afin de permettre aux Bosniens de réussir à dépasser le traumatisme. « Après la Seconde Guerre mondiale », nous explique cette même responsable du projet, « il n’y avait pas de chiffrage précis du nombre de morts dans la région, mais seulement des rumeurs. Les gens ont alors vécu l’épreuve du deuil de leurs proches dans le silence et ont dû affronter les manipulations ». Dans cet Atlas ne sont présentés que les « faits bruts » : où, quand et comment la victime décédée. L’espoir est que l’Atlas constitue « un message pour la population », et notamment pour les jeunes. Milorad Tokača, le président de l’IDC, y voit surtout un « droit pour chacun » de connaître ce qui s’est passé pendant la guerre, et une manière de « rendre aux victimes leur dignité » par l’affirmation de leur existence individuelle.

Le travail de l’IDC semble porter ses fruits : peu à peu, le chiffrage du nombre de victimes est accepté par les Bosniens. Les universitaires le prennent pour base, et certains hommes politiques commencent à y faire référence. La semaine dernière, après la présentation publique de l’Atlas, le portail de l’ONG a reçu près de 15.000 visiteurs uniques tandis que plusieurs particuliers ont contacté l’IDC pour ajouter ou préciser des informations. L’Atlas sera régulièrement mis à jour, et une traduction en anglais est espérée d’ici à la fin de l’année 2009.

La vérité, le temps et la volonté semblent être des critères essentiels afin de faire sortir un épisode douloureux du présent et du ressenti quotidien pour le faire rentrer dans les livres d’Histoire. Alors que Sarajevo et plus encore le reste de la Bosnie-Herzégovine présentent encore sur leurs murs nombre de stigmates du conflit des années 1990, l’initiative de l’IDC peut être interprétée comme une tentative d’établir la vérité afin de donner une chance au temps, et peut-être un jour à la volonté. 

Publié dans Europe de l'Est

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