Afrique du Sud. Les urnes amères de Jo’burg
Les urnes amères de Jo’burg par Sabine Cessou (Libération 21/04/2009).
Quinze ans après la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud élit ce mercredi un nouveau président, sur fond de criminalité galopante et d’émigration des classes moyennes.
Rochelle, métisse d’une quarantaine d’années, habite une villa confortable à Johannesburg, qu’elle a achetée à crédit avec son mari. Tous les matins, elle conduit ses deux enfants dans une école privée qui lui coûte «les yeux de la tête», dit-elle. Rochelle travaille comme chargée de mission dans un ministère. Installée dans la véranda qui domine son luxuriant jardin, elle ne cache pas son désarroi politique. Pour la première fois de sa vie, elle se demande si elle ira voter, ce 22 avril.
Loyale envers le Congrès national africain (ANC), le parti à qui elle doit sa rapide ascension sociale, elle se résoudra sans doute à aller voter en faveur de Jacob Zuma, candidat à la présidence. Mais sans illusions : «Nous irons de scandales en affaires, comme sous son prédécesseur Thabo Mbeki, mais le pays sera quand même géré.Zuma dirigera le pays cinq ans, peut-être dix. Une génération doit partir. Ensuite, une autre prendra la relève, celle qui n’aura pas connu l’apartheid. Alors, une nouvelle ère pourra vraiment commencer.»
Sonneries stridentes
Autour de sa maison, Rochelle a fait construire des murs de trois mètres, surmontés de fils électrifiés. Les chiens de ses voisins, lâchés dans les jardins toute la nuit, l’empêchent de dormir. Les systèmes d’alarme se déclenchent pour un oui ou pour un non. Que les pluies d’orage tombent un peu trop fort, et les sonneries stridentes se mettent à hurler. «Si quelque chose me fait émigrer un jour, ce ne sera pas la criminalité, mais ce foutu système d’alarme !» peste Sandy Barnes, un homme d’affaires blanc qui réhabilite des immeubles du centre-ville de Johannesburg. Il participe à la frénésie de construction qui a saisi «Jo’burg», dans ses préparatifs à la Coupe du monde de football 2010. A cause de l’insécurité, les Sud-Africains doutent de la venue de milliers de supporteurs, comme de la capacité des autorités à les protéger. Thelma, la femme de Sandy Barnes, raconte les incidents des trois dernières semaines dans son quartier résidentiel de Parktown, un lieu réputé sûr, il y a encore moins de deux ans. Thelma ne veut rien changer à sa vie. Pourtant, elle n’a pas été épargnée. Alors que sa belle-fille lui rendait visite avec ses petits-enfants et garait sa voiture à l’intérieur de sa villa, elle a été suivie par un homme armé. La belle-fille, sachant qu’elle n’aurait pas le temps de détacher son bébé à l’arrière avant que le bandit ne parte avec sa voiture, a activé la télécommande pour refermer la porte du garage et appuyé à fond sur son klaxon. L’homme s’est échappé. Le fils de Thelma a accouru et pris le gangster en chasse, en plongeant au sol pour éviter le tir de l’agresseur, quand celui-ci a rejoint ses complices, garés plus loin dans une BMW. Thelma continue de promener son chien à pied, dans son quartier, tous les soirs avant de se coucher. Elle refuse d’installer des fils électriques sur ses murs. «J’aurais l’impression de les avoir autour du cerveau», dit-elle.
Comme elle, le grand romancier sud-africain André Brink raconte l’insécurité au quotidien. Au bout de huit cambriolages avec famille entière ligotée dans le salon, après le énième hijacking (braquage de voiture à main armée), il témoigne de sa colère par des articles alarmants dans les journaux européens, chaque fois que sa propre famille est touchée. Après la mort de son neveu, l’an dernier, abattu par des cambrioleurs sous les yeux de sa famille, André Brink a présenté sa décision de rester en Afrique du Sud comme un acte de résistance.
Mickey Dube, cinéaste noir, s’est lui aussi fait braquer sa voiture, alors qu’il rendait visite à des amis dans un quartier résidentiel. En dépit des consignes que les Sud-Africains se répètent à l’envi, il a regardé ses agresseurs au lieu de garder les yeux baissés, et il leur a parlé. Pas en zoulou, sa langue, l’une des plus répandues à Johannesburg, mais dans l’argot des townships. «Je leur ai dit qu’ils étaient en train de voler la mauvaise personne. Ils m’ont ordonné de me taire, sinon, ils allaient me tirer dessus.» Le temps des «frappes ciblées» est révolu, lorsque les tsotsis, les bandits noirs, n’attaquaient que les Blancs. Depuis une dizaine d’années, certains Noirs ont vu leur pouvoir d’achat augmenter et ils forment une classe moyenne de plus en plus importante. Désormais, les pauvres volent aux riches, quelle que soit leur couleur. Tito Mboweni, le gouverneur de la banque centrale, a été détroussé en 2000 dans une station-service de Johannesburg. Lucky Dube, superstar du reggae, s’est fait abattre devant chez lui, en 2007. Ses meurtriers ont été condamnés à la prison à vie. Pour un crime élucidé, des dizaines d’affaires restent irrésolues, la police et la justice étant totalement débordées par les 18 500 meurtres, 36 200 viols, 240 000 cambriolages et 210 000 agressions violentes officiellement recensés en 2008.
Embuscade au cimetière
«Le rêve sud-africain n’est pas loin d’être devenu un cauchemar», soupire un avocat noir qui préfère garder l’anonymat. Il a perdu son frère, un médecin en vue, dans une attaque à main armée en 2003. Les deux hommes ont été pris en embuscade dans un cimetière de Soweto, un matin, alors qu’ils se recueillaient sur la tombe de leur grand-mère. Mobile du crime : dérober deux téléphones portables, deux portefeuilles et les clés d’une Toyota. «Avec 50 meurtres et autant de tentatives de meurtre par jour, selon des chiffres de la police sans doute largement sous-estimés, nous pouvons nous considérer comme un pays en guerre, estime cet avocat. Beaucoup de mes amis de l’ANC nient le problème de la criminalité, même quand ils en ont eux-mêmes été victimes. Sous prétexte qu’elle existe aussi à Mexico, à Los Angeles ou à Londres, nous ne faisons rien contre elle.»
«La vie continue», témoigne Lebogang Goge, jeune artiste peintre, attablé à une terrasse de café de Melville, un «Quartier latin» devenu l’épicentre du vol de voitures garées. Il parle de struggle, mais ne fait pas allusion à la lutte contre l’apartheid qu’il est trop jeune pour avoir connue. Le régime raciste a pris fin en 1994. «Maintenant, c’est la lutte pour les rands», précise-t-il. Il relate des scènes que peu de ses compatriotes sont prêts à croire. Ils ne sont pas nombreux, il est vrai, à fréquenter comme lui les bars à billards de Braamfontein, un quartier tout proche du centre-ville.
Lebogang ne sort plus sans les 200 rands nécessaires (environ 17 euros), pour se sortir lui-même, ou un copain, des griffes de la police. Les South African Police Services (SAPS) sont tellement corrompus qu’ils n’hésitent plus à faire des rafles dans les bars, pour coffrer tous les jeunes qui traînent et attendre les parents ou les amis qui viendront les sortir de la garde à vue. Les policiers négocient comme des chiffonniers, raconte Lebogang : ils demandent 500 rands pour une libération sous caution que seul un tribunal, en principe, peut décider. Profitant de l’ignorance des gens, les policiers marchandent en toute illégalité, mais ne descendent jamais en dessous de 200 rands. Un climat d’impunité et une sorte de vacance du pouvoir, depuis le départ du président Thabo Mbeki en octobre 2008, font que les ripoux, comme les criminels, s’en donnent à cœur joie.
Rêves de mobilisation
Un certaine résignation est perceptible chez beaucoup d’anciens militants, qui se sont battus dans leur jeunesse contre l’apartheid. Quinze ans après avoir porté Mandela au pouvoir, Rochelle n’est pas la seule à douter du candidat de l’ANC, Jacob Zuma. Acquitté dans une affaire de viol et poursuivi depuis 2005 pour corruption - un chef d’inculpation abandonné par la justice le 6 avril - Zuma peine à convaincre la classe moyenne.
«Zuma ne sera pas mon président !» lance Michelle, avec les accents féministes qui lui sont coutumiers. Cette Sud-Africaine blanche, cadre dans un laboratoire pharmaceutique, est mariée à un ex-activiste métis qui dirige une ONG d’aide aux orphelins du sida. Les dimanches, la viande grille sur les barbecues et on discute politique dans les villas avec piscine, un verre de vin à la main. Jonathan, un ami de la famille, évoque les conversations qu’il a eues jadis avec des condamnés à mort, pendant les séances d’exercices physiques, dans un quartier de haute sécurité. «Ne me regardez pas comme ça, sourit-il.Nous avons tous été en prison !»Il rêve aujourd’hui d’une mobilisation contre Zuma. Une marche de 2 millions de personnes, à l’américaine. Un coup d’éclat, un haut fait contre le prochain président. Pourquoi ne pas lancer une vingtaine de femmes à ses trousses, qui lui glisseraient sur tout le corps une capote géante ? Jonathan éclate de rire. Ce qui lui déplaît le plus en Jacob Zuma, c’est son mépris pour les femmes, son mépris pour tous les Sud-Africains quand il a déclaré, lors de son procès pour viol, qu’il n’avait pas pris de risque en ayant un rapport sexuel non protégé, puisqu’il s’était «douché après».
Comme Rochelle, Jonathan, Michelle et leurs amis s’interrogent : voter pour l’ANC, c’est-à-dire pour Zuma ? Ne pas voter alors qu’ils se sont battus pendant des années pour le droit de vote ? Avec la dégradation des services publics, la faiblesse de la devise nationale et la criminalité, le facteur «JZ», comme on surnomme le prochain chef de l’Etat, joue dans la nouvelle vague d’émigration. Les Sud-Africains quittent leur pays. Les statistiques nationales ont cessé de recenser les départs depuis 1999, mais ils seraient au moins 800 000 Sud-Africains, sur une population de 48 millions d’habitants, à s’être installés depuis 1995 en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis ou au Canada.
Sur un vol long-courrier vers l’Europe, un homme tente de caler sa carrure de rugbyman dans un petit siège de la classe économique. Il s’appelle Pienaar, un nom aux consonances françaises qu’il tient de ses lointains ancêtres huguenots. Cet Afrikaner, professeur d’histoire, a du mal à supporter la dégradation de l’enseignement chez lui, même dans les écoles privées. Il part s’installer à Vancouver, au Canada, de manière définitive. Il se fiche pas mal de savoir s’il pourra ou non voter le 22 avril, dans un consulat ou une ambassade d’Afrique du Sud au Canada. «J’ai déjà voté, sourit-il. Avec mes pieds.»