Afrique du Sud. La population veut quand même y croire

Publié le par Un monde formidable

Afrique du Sud: La population veut quand même y croire par Rian Malan (The Observer. Source : Le courrier International. 10.06.2010)

Malgré les difficultés, les Sud-Africains attendent beaucoup de la compétition, comme en témoigne ce texte un tantinet ironique de l'écrivain sud-africain

Par un bel après-midi ensoleillé à Johannesburg, je déjeune avec des amis en terrasse. Le boui-boui où nous mangeons a été braqué par des types armés en début de semaine. Les journaux sur la table regorgent d’histoires à vous faire dresser les cheveux sur la tête – notre ancien chef de la police est jugé pour corruption, des bus sont attaqués par les patrons des compagnies de taxi rendus fous par cette nouvelle concurrence et les anciens du Congrès national africain (ANC) refusent de signer la procédure disciplinaire à l’encontre de Julius Malema, le très controversé chef de la ligue de la jeunesse, qui a fait les gros titres dernièrement pour avoir fait l’éloge de Robert Mugabe, ce petit psychopathe arrogant responsable de la ruine de notre voisin le Zimbabwe.

Julius Malema fait l’objet d’une mesure disciplinaire, mais personne du parti au pouvoir ne veut risquer d’être considéré comme l’auteur de cette initiative. Il y a de quoi se faire des cheveux blancs. Les démagos racistes seraient-ils en train de gagner la bataille du pouvoir à l’ANC ? Les honnêtes gens du parti auraient-ils peur de prendre position par crainte de se trouver ligotés aux côtés des Blancs dans le chaudron des missionnaires, pendant que Julius Malema allumera le brasier ? Dans une société normale, des questions de ce genre mettraient la société en émoi, mais ici mes potes et moi continuons à nous marrer. Nous profitons du soleil africain, en racontant des blagues et en essayant de trouver des idées pour faire venir les étrangers pour la Coupe du monde.



Il était une fois des Sud-Africains qui imaginaient que cette frénésie footballistique les rendrait riches à millions. Personnellement, je ne suis pas vraiment convaincu : pourquoi, en pleine récession, un demi-million de touristes se déplaceraient-ils à l’autre bout du monde pour visiter un pays à la criminalité record ? Mes voisins m’ont traité de rabat-joie et préféré croire qu’ils allaient engranger des fortunes en louant leurs maisons. Pauvres de nous ! Les réservations sont moitié moins importantes que prévu. Les revendeurs à la sauvette se retrouvent avec des billets dont ils ne savent que faire, et la branche marketing de la FIFA, pourtant réputée pour sa voracité, n’a loué que 1 % des luxueuses loges VIP dans nos nouveaux stades qui ont coûté les yeux de la tête.



J’avoue que ces cris de désespoir me réjouissent. La FIFA nous a pris pour des poires en nous encourageant à dépenser des milliards que nous n’avons pas pour des stades de foot dont nous n’avons pas besoin et en nous faisant croire – chose absurde – que nous allions récupérer l’argent perdu en attirant les supporters, dont l’envie de venir ici a toujours été sujette à caution. Nos propres dirigeants ont collaboré avec enthousiaste, en partie parce qu’ils étaient flattés d’accueillir un événement de cette envergure, mais aussi parce qu’ils se frottaient les mains à l’idée des profits indécents qu’ils allaient pouvoir réaliser en dessous de la table au moment de l’attribution des marchés publics, qui, je le rappelle, sont financés par le contribuable. Désormais nous sommes endettés jusqu’au cou, et ce pour plusieurs générations. Je suis tellement furax que je ne serais pas fâché si cette Coupe du monde était un fiasco total.



Mais l’Afrique du Sud est un pays compliqué et il y a toujours plusieurs versions de la même histoire. Au moment où j’écris ces lignes, une certaine Gladys Dladla s’affaire à mon repassage dans la cuisine. Gladys est une matrone zouloue à l’ancienne, qui mène un combat héroïque pour subvenir aux besoins de sa très grande famille avec les maigres émoluments que je lui donne chaque semaine pour le ménage. Comme elle n’a pas les moyens de verser des pots-de-vin aux fonctionnaires qui contrôlent l’accès aux logements sociaux, elle vit depuis seize ans dans une cabane en tôle ondulée. Ces derniers temps, venir travailler chez moi était devenu un dangereux parcours du combattant à cause du regain de tension entre la police et les voyous en taxi susmentionnés. Le sort de Gladys pourrait paraître peu enviable, mais elle est toujours ponctuelle, elle bavarde gaiement et me parle de son église et des espoirs qu’elle place en Dieu et dans les esprits de ses ancêtres pour faire de nous des gagnants de la loterie nationale. Gladys et moi faisant pot commun pour le loto.



Pour elle, la Coupe du monde est un événement de la plus haute importance symbolique. Dans les prochaines semaines, nos chers hommes politiques vont essayer de vous convaincre que ce tournoi rend hommage à leur victoire héroïque sur l’apartheid et au triomphe de l’esprit humain. Pour des gens comme Gladys, ce désir de succès est nourri de désespoir. Ils en ont vraiment marre d’être les éternels perdants, coincés tout en bas de l’échelle d’une société qui menace à tout moment de dégénérer en un autre chaos africain. Les gens ordinaires s’étaient pris à rêver qu’en juin 2010 le monde entier daignerait enfin poser les yeux sur nous et trouverait au moins quelque chose à admirer.



Gladys Dladla ressent une énorme fierté à l’égard de la manifestation. Elle a le sentiment que cette gloire rejaillit directement sur elle et elle continue à espérer que le tourisme lié au football donnera un travail à ses enfants au chômage. Elle avait presque réussi à me convaincre de transformer ma vieille baraque en pension bon marché pour hooligans. En fin de compte, j’ai refusé de payer un impôt à la FIFA, dont les avocats ont réduit à néant toutes les initiatives privées qui refusaient de passer par la fédération pour mettre des logements sur le marché. Ce qui est tout aussi bien puisque, au final, notre pension aurait sûrement été un fiasco.



Nous sommes presque au bord de la banqueroute, mais c’est parce que nous mettons un point d’honneur à ce que le tournoi ait lieu dans les meilleures conditions. Si ce n’est pas le cas, vous pourrez rire à nos dépens. Début mai, des journaux ont rapporté que les danseuses ne seraient pas prêtes pour la cérémonie d’ouverture. Un ou deux jours plus tard, le président Jacob Zuma informait l’Amérique que nos fonctionnaires étaient des incapables et des fainéants. Dans un autre pays, de tels propos auraient immédiatement précipité la chute du gouvernement. Ici, l’information a été reléguée en page 5. Comment résister à un pays où se passent de telles choses ? L’Afrique du Sud est un pays incroyable ! A tout moment, le champ des possibles est ouvert. Nous gagnons, nous perdons. Nous progressons, même lancés à rebours. Chaque jour apporte son lot de jubilations et de déceptions amères, et le soleil brille de tout son éclat même en hiver. Ajoutez à cela la proximité grisante de Mandela et de Beckham, et vous devriez passer un moment inoubliable.



En ce qui concerne la délinquance, je dois admettre que c’est un problème, mais notre police a reçu l’ordre de dézinguer quiconque oserait toucher un seul cheveu d’un supporter de foot. Vous trouvez cela inquiétant ? Pas moi. Il y a quelque chose d’exaltant à vivre constamment sur le fil du rasoir, dans ce pays “où le cœur se dilate et où la beauté est dangereuse”, comme l’écrivait le poète boer Breytenbach.

 

Publié dans Afrique australe

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