Vent de racisme en Italie
Vent de racisme en Italie par Philippe Ridet (Le Monde 25.10.08)
En temps normal, la nouvelle n'aurait pas dépassé les frontières de Vigevano, province de Pavie (Lombardie). Dans la soirée du samedi 18 octobre, l'arbitre d'une rencontre de basket entre les Cats de Vigevano et les Bopers de Casteggio interpellait ainsi un joueur qui contestait une de ses décisions : "Va cueillir des bananes en Afrique." L'insulte s'adressait à Bryant Inoa Piantini, 20 ans, Italien d'origine dominicaine. Le lendemain, le quotidien turinois La Stampa accordait trois colonnes et quatre feuillets au récit de cette rencontre.
En temps normal... Mais dans l'Italie d'aujourd'hui, pas une semaine ne passe sans que se produisent des événements à caractère raciste. La liste est déjà longue. Après les incendies criminels des camps de Roms qui ont marqué le printemps et le début de l'été, sont venues les agressions.
Le 14 septembre, à Milan, un jeune garçon originaire du Burkina Faso, Abdul Guibré, est tué à coups de barre de fer par les gérants (un père et son fils) d'un snack-bar où le jeune homme avait dérobé un paquet de biscuits. "Sale Nègre", entendent les témoins.
Le 29 septembre, à Parme (Emilie-Romagne), Emmanuel Bonsu-Foster, 22 ans, originaire du Ghana, est embarqué par les membres de la police locale pour un contrôle au commissariat. Il en ressort quelques heures plus tard, un oeil gonflé, une jambe en compote, tenant à la main l'enveloppe dans laquelle il protège ses papiers. "Emmanuel Nègre", ont écrit dessus les policiers, faute d'avoir compris l'orthographe de son nom.
Le 2 octobre à Rome, dans le quartier défavorisé de Tor Bella Monaca, Tong Hongshen, 36 ans, est roué de coups par cinq adolescents, devant un arrêt de bus. "Chinois de merde", lance un de ses agresseurs.
A cette litanie s'ajoute le massacre de Castel Volturno (Campanie) : sept personnes, dont six Africains, ont trouvé la mort sous les balles des tueurs de la Camorra. Crime raciste ? Certains le pensent. Les images de la manifestation organisée le lendemain le long de la rue principale de cette terre désolée ont fait le tour des agences de presse : immigrés africains brandissant des poteaux de signalisation, feux de poubelles, voitures renversées et ces cris : "Italiens racistes !"
Depuis, la presse tient le compte précis de toutes les manifestations de racisme. Ici, une Marocaine insultée, là une prostituée africaine laissée nue dans une salle de commissariat, ailleurs un marchand sénégalais battu à coups de battes de base-ball pour avoir osé déballer sa camelote aux côtés de vendeurs italiens. Dans les journaux télévisés de la Péninsule, ces actes de violence à l'égard des étrangers s'entrelacent désormais à l'énumération des méfaits commis par les "extracommunautaires".
(...) Le dernier recensement fait état de 3 432 651 immigrés réguliers, dont 457 000 sont nés sur le sol italien. Ils sont plus nombreux dans le Nord, riche et prospère, que dans le Sud. Pour décourager les candidats à l'immigration, sous l'influence de la Ligue du Nord, parti ouvertement xénophobe, le gouvernement fustige les immigrés, présentés comme une source d'insécurité. Il multiplie les obstacles à leur intégration. Le ministre de l'intérieur, Roberto Maroni, excelle dans cet exercice. Un jour, il propose le permis de séjour à points, un autre les classes séparées pour les enfants étrangers, un autre encore le refus de soins pour les clandestins.
Le maire d'Oppeano (Lombardie) préfère acheter des terrains plutôt que de voir des musulmans de sa commune y construire une mosquée. Celui de Trévise s'interroge : "Une mosquée ? Mais les Africains pissent et prient dans le désert !" Celui de Pordenone refuse une exposition sur l'Afrique dans sa ville au motif que "les Africains on ne veut plus les voir, même en photo, car ils sont déjà 25 % de la population". Celui de Vérone a fait appel, lundi 20 octobre, de sa condamnation à deux mois de prison et trois ans d'interdiction de droits civiques : il avait distribué des tracts sur lesquels était écrit "Dehors les Roms". "La Ligue est l'incubatrice du racisme", écrit le juriste de centre gauche Stefano Rodota.
Italie raciste ? C'est "un phénomène d'automutilation", explique Mario Marazitti, de la communauté Sant'Egidio, qui oeuvre auprès des défavorisés. "Sans les immigrés, poursuit-il, l'Italie perdrait chaque année des habitants et serait en déclin. Les immigrés réguliers payent 2 milliards d'euros de taxes par an. En criminalisant les irréguliers on les fragilise, on les marginalise et on finit par les jeter dans les bras du crime organisé. A New York, en 1904, les Italiens étaient à la source de 51 % des délits commis dans la ville alors qu'ils ne représentaient que 5 % de la population." (...)
Italie raciste ? "Disons que le terrain est fertile, explique le député de centre gauche Sandro Gozi. Les immigrés sont désormais vus par beaucoup d'Italiens comme des concurrents pour l'accès aux soins, au logement. Si nous ne développons pas un discours plus positif à leur égard, nous risquons une guerre entre pauvres."
En 2006, à la tête d'une commission parlementaire, M. Gozi a rédigé un rapport de 650 pages dans lequel il déplorait "une absence de modèle national d'intégration et de réflexion sur la multiculturalité". "Il faut des politiques structurelles, poursuit-il, pas des solutions d'urgence. Les bonnes pratiques existent. Elles doivent nous inspirer." Pour les voir, direction l'Emilie-Romagne, à Reggio nell'Emilia. 162 000 habitants en 2007, dont 21 334 étrangers, soit 13,18 % de la population. En 2000, ils n'étaient que 7 900. Reggio et ses 2 % de chômage, Reggio et ses industries mécaniques prospères, Reggio lieu de naissance des premières coopératives, est devenue pour les immigrés un eldorado, la promesse de vie stable.
Autrefois communiste, la commune accorde 50 % de son budget aux dépenses sociales. 40 % des enfants de 1 à 6 ans vont à l'école ou à la crèche (contre 9 % sur l'ensemble de l'Italie). Les entrepreneurs, qui ont besoin d'une main-d'oeuvre intégrée et heureuse, soutiennent la politique du maire, Graziano Delrio (centre gauche). Installée sur la commune, la maison de couture Prada a offert une école, payée rubis sur l'ongle.
"Mais attention, dit M. Delrio, l'accueil n'est pas de la charité. Nous demandons aux immigrés de se comporter en hommes. Ils doivent être des partenaires." Profitant d'un réseau associatif dense et d'une structure efficace, Mondo Insieme ("Le monde ensemble"), Reggio propose à ses nouveaux habitants un véritable kit d'intégration qui passe d'abord par l'école et le travail. Tous les services de la mairie et la moitié des employés sont concernés. "L'immigration est le problème le plus important de l'Italie", assure le maire.
A travers les centres sociaux, Reggio s'efforce de multiplier les points de contact entre étrangers et Italiens, notamment dans le quartier de la gare où vivent plus de 50 % d'immigrés : "On voit bien que le restaurateur chinois a les mêmes problèmes que le barbier italien", explique un membre d'une association. Résultat : la ville est devenue une des plus sûres d'Italie. "Les choses que j'entends à la radio n'arrivent pas à Reggio", assure Bandaogo Seni, un immigré venu du Burkina Faso. Mais tous l'admettent : "Le contexte politique rend les choses plus difficiles." Car le maire et son équipe ne peuvent offrir aux étrangers "extracommunautaires" ce que l'Etat leur refuse et qu'ils réclament en priorité : le droit de vote aux élections administratives et des procédures plus rapides d'accès à la citoyenneté italienne - le droit du sang prévaut depuis l'époque où les Italiens émigraient de par le monde. "Le gouvernement traite l'immigration comme si les gens allaient repartir dans leur pays, comme les Italiens qui sont revenus dans leur pays fortune faite", déplore André Lekeunen, un étudiant en droit camerounais.
Malgré trois lois sur l'immigration, malgré la politique répressive du gouvernement, chaque jour ou presque de nouvelles embarcations lâchent leurs flots de clandestins apeurés et transis dans le port de Lampedusa. Les 14 centres de rétention de la Péninsule sont devenus trop petits. Le gouvernement en promet 10 supplémentaires et loge les candidats à l'immigration dans des hôtels. Chaque jour, la tension monte entre les Italiens et les nouveaux arrivants.
Mario Marazitti, de la communauté Sant'Egidio, se souviendra longtemps de la visite à Rome de la ministre de la justice du Burkina Faso. Il l'accompagnait au Palazzo Chigi, siège du gouvernement, pour signer un accord entre le Burkina et l'Italie afin de mieux organiser le recensement de la population immigrée, lorsqu'un quidam a lancé au passage de la ministre : "Négresse, retourne chez toi !"