Suisse. Ma mission de policier en Côte d’Ivoire

Publié le par Un monde formidable

Ma mission de policier en Côte d’Ivoirepar Valérie de Graffenried (Le Temps. Ch. 13/01/11)

Le Fribourgeois Julien Chable fait partie des neuf officiers de police suisses en mission à l’étranger pour une instance onusienne ou européenne. Il raconte son travail dans un pays en proie à de vifs troubles politiques. Cinq policiers ont été tués mercredi

Il travaille pour l’UNPOL, la Police des Nations unies en Côte d’Ivoire. Sous mandat du Département fédéral des affaires étrangères, mis à disposition de l’ONU, Julien Chable, 40 ans, commande sur place un contingent de trois policiers et deux gardes-frontière suisses. Nous l’avons rencontré à Fribourg, où il a passé les Fêtes en famille, en attendant que l’ONU le rappelle. Son casque bleu sous le bras, il témoigne de ses quinze mois passés en Côte d’Ivoire.

«L’UNPOL est composée d’environ 1200 policiers. 800 sont répartis au sein de six unités spécialisées dans le maintien de l’ordre et 400 agissent comme conseillers. Je fais partie de cette section-là, comme les quatre autres Suisses. Nous ne sommes pas armés. Un de mes collègues policiers travaille dans le domaine des enquêtes internes sur les droits de l’homme, l’autre est responsable de la cellule «Analyse» au sein de l’état-major. Et les deux gardes-frontière sont affectés à la surveillance de l’embargo sur les armes. Moi je travaille dans le domaine de la police scientifique. Mon rôle est d’aider et former la police et la gendarmerie ivoiriennes. Avant de postuler pour ce mandat, j’ai dirigé pendant dix ans le service de l’identification judiciaire au sein de la police cantonale fribourgeoise, dont j’ai dû démissionner pour partir en Côte d’Ivoire.

A Abidjan, je vis au centre de la capitale, en collocation avec les deux autres policiers suisses. Les troubles politiques ont bien sûr eu des conséquences sur mon travail. La situation est tendue; le quotidien difficile. Les forces de l’ordre en Côte d’Ivoire sont majoritairement en faveur du chef d’Etat sortant, Laurent Gbagbo; or l’ONU, par l’intermédiaire de son représentant, a certifié les élections et confirmé, le 4 décembre, Alassane Ouattara vainqueur du scrutin. Une victoire contestée par les pro-Gbagbo. Cela nous a valu des chicaneries, surtout dans le sud du pays, comme des blocages de routes, des difficultés à obtenir des laissez-passer…

Lors des violences qui ont suivi les proclamations des résultats, les patrouilles d’UNPOL ont été fortement entravées dans leurs déplacements et dans leur travail. L’ambiance était très lourde: la circulation s’était arrêtée à Abidjan – il faut imaginer une ville de 5 millions d’habitants sans une voiture sur les artères principales… –, des colonnes de fumée noire s’élevaient dans le ciel depuis les quartiers où des manifestations avaient lieu, le tout étant ponctué de coups de feu au loin. Tant que la situation n’est pas clarifiée, nous ne travaillons plus directement sur le terrain avec la police ivoirienne. Je suis rentré en Suisse le 18 décembre et suis maintenant en «stand-by». Mes collègues sont, eux, déjà de retour en Côte d’Ivoire.

La Côte d’Ivoire a depuis 2007 une unité de police scientifique, composée d’environ 300 hommes. La structure est nouvelle, donc beaucoup reste à faire sur le plan organisationnel. Nous les aidons à installer un laboratoire, à déployer des unités d’intervention. Nous les accompagnons sur les scènes de crime, où nous leur apprenons à utiliser les mallettes d’identification fournies par les Allemands. Nous les aidons aussi à constituer une base de données d’empreintes digitales. Ils n’en prélevaient plus depuis quinze ans. Les criminels ne sont donc pas fichés correctement et, parfois, des détenus sont enregistrés sous un faux nom. Nous avons déjà fait ce travail à la Maca, la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, la plus grande prison de Côte d’Ivoire. Prévue pour 1500 détenus, elle en accueille 5500. Comme le personnel manque, il arrive même que des prisonniers fassent office de matons. Nous allons poursuivre ce travail de collecte dans d’autres maisons d’arrêt du pays. La collaboration avec les Ivoiriens se passe plutôt bien, même si des problèmes de budget se font parfois ressentir. Certains policiers sont d’ailleurs surnommés les «mendiants» par la population: ils s’adonneraient à des rackets. Je ne l’ai personnellement jamais constaté dans le cadre des unités de police scientifique avec lesquelles j’ai travaillé, ni n’ai été témoin de cas de corruption. Le rapport des gens avec la justice est très différent de chez nous. Et sur les scènes de crime, il arrive que des policiers ne voient pas la nécessité de faire des autopsies ou ne le font que si la famille de la victime a de l’argent. Voilà le genre de choses que nous essayons de faire évoluer.

Cette expérience, ma première en Afrique noire, est très enrichissante. Ce genre de mission pour l’ONU donne une belle image de la Suisse. A Abidjan, nous avons des contacts presque hebdomadaires avec l’ambassade de Suisse. Et une fois par mois, on se retrouve, entre expatriés, avec l’Amicale suisse, dans un restaurant bavarois, autour d’une bonne choucroute. Des surprises? Certaines scènes sont surprenantes. Comme les vélos à contresens sur les autoroutes et les gens qui les traversent à pied. Ou la manière dont les gens arrivent à s’entasser dans les taxis. J’ai même vu une fois un homme qui conduisait assis sur les genoux d’une femme! Sinon, au début, la Méphaquine, un médicament prophylactique contre la malaria, m’a joué des tours. La nuit, j’avais l’impression que des bêtes me grimpaient dessus. Mon collègue avait aussi des visions de personnes assises sur le bord de son lit… J’ai arrêté après deux mois et demi. Depuis, je dors mieux. J’ai aussi fini par comprendre pourquoi les gens souriaient lorsque je parlais de «deuxième bureau» en m’installant dans les locaux de la police scientifique. En Côte d’Ivoire, cela signifie avoir une maîtresse…

Pour les élections, l’UNPOL a aidé à distribuer des cartes d’identité et d’électeurs. On les amenait directement dans les lieux de distribution où des foules nombreuses étaient présentes. Il faut dire que ces cartes étaient attendues depuis dix ans. Nous avons aussi, le jour J, aidé à récolter les urnes et à amener les procès-verbaux des dépouillements de vote à la Commission électorale indépendante. Nous avions entendu à la radio que des gens attendaient au bord des routes avec les urnes, car les compagnies de transport arrêtaient de travailler à heure fixe, sans tenir compte des retards dans les bureaux de vote. Nous avons transporté des gens à bon port, jusqu’à 4 heures du matin. Nous devions également signaler d’éventuels incidents.

Avant de partir en mission, nous avons suivi deux semaines de formation en Allemagne, près de Cologne; puis un jour et demi au DFAE. On nous a préparé au choc culturel, à l’éloignement de la famille, à la manière dont on doit agir. En Côte d’Ivoire, je travaille 30 jours de suite puis j’ai droit à des jours de récupération. Je rentre toutes les six semaines environ en Suisse, pour voir ma femme et mes deux enfants de 9 et 6 ans. J’ai de la chance: mon grand-père, lui, avait travaillé pendant deux ans, sur la ligne de démarcation entre les deux Corées, sans voir sa famille.»

Publié dans Europe de l'Ouest

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