Sud-Soudan. "Le grand jour, enfin, est arrivé"

Publié le par Un monde formidable

A Juba, la liberté se fête déjà par Colette Braeckman (Le Temps. Ch. 11/01/10)

Les électeurs se mobilisent en masse pour le référendum historique sur l’indépendance qui a commencé dimanche pour se terminer le 15 janvier. Reportage dans la future capitale

Les anciens combattants se sont levés tôt à Juba dimanche, premier jour du référendum historique sur l’indépendance du Sud-Soudan. A 2heures du matin déjà, Peter avait pris place dans la file qui s’étirait devant le mémorial de John Garang. Aujourd’hui employé dans les télécoms, ce père de six enfants fut l’un des compagnons de la première heure du héros de l’indépendance. «C’est en 1983, âgé de 22 ans, que j’ai fui en brousse. J’ai ensuite combattu dans toutes les provinces du Sud-Soudan. Nous avons été colonisés deux fois, par les Anglais d’abord, les nordistes ensuite. Durant toutes ces années, je luttais pour nos droits, notre liberté. Voilà cinq ans, j’ai cru que les accords de paix allaient améliorer les choses et j’ai rendu les armes. Mais à Khartoum, [le président] Bachir n’a pas tenu ses promesses, et maintenant il est trop tard. Un jour, certes, je voyagerai jusqu’au nord, mais avec un passeport, un visa.»

Dans une autre file d’attente, sur le campus de l’Université de Juba, aussi modeste qu’une cour d’école primaire, Paul, 34 ans, tient le même langage: «Je suis revenu d’Ouganda pour voter et j’ai tenu à être l’un des premiers. Cela est mon dernier coup contre le Nord, the last shot. J’espère que cette fois enfin nous aurons la sécurité, le développement.»

Les 3,7 millions de Soudanais qui se sont enregistrés dans le Sud et les 116000 sudistes enregistrés dans le Nord ont sept jours pour défiler devant les centres de vote alors que 60200 Soudanais de la diaspora vont se prononcer dans des bureaux ouverts au Kenya, en Ouganda, en Egypte, mais aussi aux Etats-Unis et au Canada.

A Juba, comme dans les autres villes du Sud-Soudan, nul n’a voulu manquer l’appel: la date fatidique, depuis si longtemps attendue, c’est le 9. Nul ne doute du résultat: entre 95 et 97% de votes en faveur de la sécession! Samedi soir déjà, c’était la fête, des cortèges traversaient la ville, des orchestres jouaient dans les bars et vers le milieu de la nuit les premières files commençaient à se former devant les centres de vote.

Au Sud-Soudan, les gens ne sont pas expansifs comme leurs voisins congolais ou centrafricains. Hommes d’un côté, très dignes dans leurs costumes sombres, femmes de l’autre, en robes de fête, tous attendaient en silence, une expression de recueillement sur le visage. Seuls les vieux et les handicapés s’étaient vu réserver des chaises à l’ombre.  A tout moment cependant, des femmes rompaient le silence: après avoir déposé dans l’urne de plastique blanc un bulletin marqué de l’empreinte de leur pouce, certaines d’entre elles poussaient des hululements de joie, d’autres laissaient rouler des larmes longtemps contenues. «Je pense à nos martyrs, à nos 2 millions de morts parmi lesquels mon mari et deux de mes fils», soupirait une femme déjà âgée, tandis qu’une jeune fille exprimait sa haine de la charia, la loi islamique que le Nord aurait voulu imposer au Sud.

Alors que voilà quelques semaines encore la tenue de ce référendum était jugée hautement improbable, plusieurs «miracles» ont eu lieu simultanément. L’administration du Sud, souvent critiquée pour ses faibles compétences, a relevé le défi: 2638 kits électoraux ont été distribués dans les délais dans le Sud, ainsi que 169 dans le Nord; 60000 policiers, sanglés dans leur uniforme bleu et prenant leurs responsabilités très au sérieux, ont été répartis dans tout le Sud pour surveiller les opérations.  Rarement consultation populaire aura fait l’objet d’une telle atten­tion nationale et internationale: 17000 observateurs nationaux, mobilisés par les Eglises, les ONG, formés par le centre Carter ou les Nations unies sont présents à tous les stades des opérations, rejoints par 1400 observateurs internationaux, dont une importante mission d’observateurs européens dirigée par la députée belge Véronique De Keyser.

Longtemps négligés, combattus ou méprisés par leurs compatriotes du Nord, oubliés par la communauté internationale, les Sud-Soudanais s’étonnent encore de l’attention dont ils font l’objet: «Serions-nous devenus le centre du monde?» se demande le révérend Andrew Abe qui a fait le voyage depui­s l’Ouganda simplement, comme des milliers d’autres, pour participer à l’événement et constater que Juba est devenue le lieu le plus couru de la planète. Dimanche matin en effet, l’esplanade du mémorial de John Garang avait des allures de Capitol Hill: l’ancien candidat américain John Kerry devisait avec l’ex-président Carter; Kofi Annan, l’ancien secrétaire général des Nations unies, avait fait le voyage, et l’acteur George Clooney, qui depuis longtemps mobilise Hollywood en faveur du Darfour et du Sud-Soudan, était la cible de toutes les caméras.

Quant à Salva Kiir, le futur président du Sud-Soudan indépendant, il ressemblait lui aussi à une vedette américaine, avec son costume noir, sa barbe abondante et surtout ce chapeau à large bord qui lui fut offert par George Bush et contribua à son «image de marque».

Mais dans cette dernière «grande histoire africaine» où l’émotion, la ferveur populaire rappellent l’élection de Nelson Mandela en 1994, le paraître n’est pas le plus important; si tant de journalistes, de personnalités de la politique et même du show-business se sont déplacés, c’est aussi parce que la probable indépendance du Sud-Soudan marque un tournant dans l’histoire de l’Afrique: le dogme de l’intangibilité des frontières coloniales a sauté. L’un des plus vastes pays d’Afrique, qui aurait pu être une sorte de jonction entre le Nord et le Sud du continent va se trouver divisé sinon fragmenté, car rien ne dit que le Darfour ou l’Est du Soudan ne vont pas suivre.  Ce n’est pas un hasard si, parmi les journalistes et observateurs présents, on découvrait des ressortissants du Somaliland (un pays qui, de fait, s’est déjà séparé de la Somalie), de l’Erythrée, des Palestiniens, sans oublier… une forte délégation de journalistes flamands, comme si l’éclatement du Soudan trouvait soudain des échos inattendus dans le nord de la Belgique.

Improbable donc voilà quelques jours encore, le miracle semble avoir eu lieu: le président soudanais Omar al-Bachir, récemment en visite à Juba, a promis que, si cette option l’emportait, la séparation se passerait dans le calme et la dignité. Mais il a ajouté, à la veille du référendum, que les ressortissants du Sud-Soudan vivant dans le Nord (où ils sont plus de 400000) seraient à l’avenir considérés comme des étrangers. A Juba, la perspective d’un retour massif de compatriotes vivant au Nord n’effraie guère: «Là-bas, tous travaillent, ils font tourner l’économie, explique le révérend Andrew, ils s’intégreront sans trop de peine, le pays aura besoin d’eux.»

D’autres problèmes hanteront cependant le jeune pays: la délimitation définitive de la frontière avec le Nord, la répartition des ressources pétrolières captées au Sud mais dirigées vers le Nord et exportées depuis Port-Soudan, la question d’Abyei – cette région située sur la frontière, riche en pétrole et où des affrontements ont déjà fait plus de 30 morts depuis vendredi.

Le révérend Andrew n’est pas homme à se laisser démonter par ces hypothèques, car il a la foi: «Ce pays sera l’enfant des Nations unies, qui l’ont préparé à l’indépendance, le darling des Etats-Unis qui ont tout fait pour que la séparation ait lieu; il ne fait aucun doute que nous allons être aidés massivement, et le retour de la diaspora compensera le manque d’intellectuels.»

Moins optimistes, des journalistes arabes relevaient aussi que le Sud-Soudan, déjà appuyé par Israël, permettrait aussi à l’Etat hébreu de prendre à revers l’Egypte et d’affaiblir Khartoum, qui soutient la cause palestinienne. Mais à Juba, en ce moment, peu importent les intérêts des nouveaux amis qui se bousculent: dans cette ville grandie trop vite, où les immeubles en dur côtoient encore les huttes rondes d’autrefois, tout le monde se salue, se congratule et répète: «Le grand jour, enfin, est arrivé.»

Publié dans Afrique de l'Est

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article