RDC. Roues de la fortune.

Publié le par Un monde formidable

Roues de la fortune. Par Arnaud Ronert (Le temps. 07/07/09)

Fauteuils d’orchestre. Dans l’arrière-scène, Ricky roule sur la terre nue. Il a enfilé son complet noir de parrain; une maquilleuse lui pose de la poudre sur le nez. Histoire que ça ne brille pas trop. Son confrère, Koko, contemple à l’écart. Il sert du jus d’orange à qui s’approche trop près. Le long Montana, un batteur pas possible dont l’attirail est une cagette de bois surmontée de tambours de récupération, fait la claque pour son groupe: Staff Benda Bilili. Le nom signifie à peu près, en lingala des hauts plateaux, «au-delà des apparences». Quelques minutes avant d’entrer sur scène, dimanche aux Eurockéennes de Belfort, pour ce premier concert hors du Congo, la troupe hilare ne se fait pas de bile. Ils savent l’ampleur de leur son.

Le jour d’avant, dans les travées du festival, on les rencontrait à tout bout de champ. Juste débarqués de leur périple et précédés de leur réputation. Huit garçons, quatre chaises roulantes empruntées dans un hôpital de la région, deux paires de cannes, des guitares manufacturées-vernies et un petit instrument pas crédible (le satongué, une corde reliée à un bout de bois et à une boîte de conserve, pleine de têtes de mort peintes). La caravane fait son petit effet visuel. On a déjà entendu leur disque qui vient de sortir, Très très fort, alors on se doute déjà que l’aventure est d’abord mélomane.

Ricky, le patron, né en 1950, est musicien depuis toujours. Chanteur, d’abord. Qui accompagnait la star congolaise Papa Wemba, hantait les cabarets de la mégalopole ouest-africaine. La polio? Il l’a attrapée à l’âge de 4 ans. Il roule dans une motocyclette Peugeot trafiquée en tricycle.

Il faut avoir vu Kinshasa, l’obésité d’une cité qui double de volume à chaque guerre civile, c’est-à-dire à peu près aussi souvent que la pluie tombe dans ce pays moite. Il y a trente ans, sous Mobutu, les boulevards ressemblaient à des boulevards, les trottoirs à des trottoirs et les maisons n’étaient pas toujours rafistolées de tôle rouillée. Ricky se souvient de cette époque. Les grands orchestres de l’indépendance, ceux de Tabu Ley Rochereau et de Franco, la rumba que des marins cubains avaient transportée clés en main dans leur cargo. En 1974, lors du concert de James Brown au Stade de Kinshasa, Ricky était là. «Il avait frappé sérieusement. Mais le match de boxe qui a suivi, Muhammad Ali contre George Foreman, je l’ai regardé à la télévision.» De la soul music, Ricky a gardé le goût des rythmes internationaux, des guitares très électriques et du sex machine crapuleux dont sa musique est enduite.

Ils ont tous assisté au pénible déclin du Congo. Avoir fondé il y a six ou sept ans cet ensemble d’éclopés lumineux était une réponse cinglante aux dictateurs léopards, aux miliciens, aux hommes affairés qui pillent ce grenier africain. Le Staff Benda Bilili ne sert pas seulement d’ambassade aux handicapés, mais à tous les damnés de l’amer, exilés ruraux, enfants des rues et des guerres, tout ce dont Kinshasa ne veut pas et qu’il faut bien contenir.

Koko, dont la voix a l’odeur du miel, qui avait 2 ans quand la maladie a grignoté ses muscles, a rencontré Ricky dans les chœurs d’église: «Nous voulions gagner notre vie grâce à nos chansons. Mais les musiciens ne voulaient plus de nous. Ils pensaient que les handicapés n’allaient leur poser que des problèmes, que nous arriverions toujours en retard. Alors, on s’est ligués.»

Ils vivent tous de mille métiers et expédients. Ricky est couturier «mixte», garçon et fille. Koko répare ce qui de près ou de loin marche à l’électricité. Pas le temps de zoner. Dans un pays où celui qui a un travail est l’exception, l’assurance sociale pour les handicapés appartient aux contes et légendes du Nord. Il existe bien une sorte de vieux hangar à Kinshasa, pompeusement baptisé «centre de rééducation», où l’on ne sert pas tous les jours à manger aux 57 familles de handicapés qui y végètent. Le Staff y passe mais ne s’en contente pas. Ricky: «Si tu es polio, tu n’as pas le choix. Tu mendies. Moi, je voulais vraiment gagner ma vie.» Il finit par débaucher un gamin qui vit sur les carrefours, parmi une cohorte de jeunesse perdue qu’on appelle au Congo les «shégués», enfants clodos. Il est là, Roger. 19 ans. Droit sur ses jambes, dans son style de rappeur gangster. Ricky l’a remarqué parce qu’il jouait contre quelques pièces d’un instrument de sa confection, le satongué, qu’il a fini par amplifier. «La musique, c’est mon don», précise Roger.

On le voit bien, ce dimanche, à Belfort, quand il se couche sur la scène les jambes en l’air. Et qu’il mime Jimi Hendrix sur son satongué d’une corde. Petit génie au corps électrique. Il faut trois-quatre minutes de flottement relatif pour que des meutes de festivaliers se précipitent face à cette scène. Une haie de chaises roulantes qui produit des harmonies vocales volées aux meilleurs ensembles de rumba congolaise. Des guitares tendues – Koko en majesté. Une batterie dont le son n’est pas artisanal, mais brutal.

Et la basse de Cavalier, sapeur en cuir noir, qui a ouvert les portes du zoo de Kinshasa pour l’enregistrement du disque; il s’occupe là-bas des chevaux du président Kabila. Une armée dépareillée dont la musique ne se préoccupe pas de charité. Le Staff Benda Bilili vous travaille au corps, dans sa geste contrariée. Et on pressent, avec le film qui s’annonce, le disque paru et les tournées à venir, que ce groupe de combat atteint déjà son but. Ecumer l’au-delà des apparences.


Publié dans Afrique centrale

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