Photoshop, magie et trucages
Photoshop, magie et trucages par Macha Séry (Le monde / 10.01.09 )
Alors qu'il y aura 150 000 centenaires en France en 2050, selon les prévisions des démographes, il sera de plus en plus difficile, en apparence, de retarder la course au temps. Facile pourtant pour les logiciels de retouche photo capables en quelques clics d'effacer rides et pattes d'oie, de diminuer ou d'accroître des formes, d'étoffer une chevelure, de supprimer un bourrelet disgracieux à un président de la République ou une bague Chaumet à une ministre en exercice..
La retouche photographique n'est, certes, pas un phénomène récent, mais elle s'est systématisée et amplifiée à un point sans précédent. Outre le classique travail de lissage, le gommage des imperfections, les directeurs artistiques des magazines n'hésitent plus à falsifier les traits, rétrécir un nez, arrondir un menton, accentuer des pommettes, gonfler seins et fesses, de sorte qu'on peine parfois à identifier l'original dans sa doublure numérique. Les journaux publiant ce type de photos ou les annonceurs publicitaires devraient indiquer "photo réalisée avec trucage (Photoshop)".
Il en a été ainsi du coup marketing de la campagne publicitaire Dove, primée à Cannes, avec la vidéo de la transformation d'une femme en mannequin. A la vue d'une "une" de Vogue, le chroniqueur Perez Hilton s'emporte contre les "photoshoppeurs" qui ont redessiné le cliché de l'actrice Gwyneth Paltrow "difficilement reconnaissable" : "Gwyneth ressemble plus à un robot qu'à un être humain."
Chaque semaine, l'échotier mondain Perez Hilton décerne sur son blog à succès les trophées Photoshop, publicités et couvertures de magazines à l'appui. Dernière en date, Kate Hudson à la "une" d'Harpers'Bazaar de janvier. En fonction des photos de Liza Minelli, Serena Williams, Kylie Minogue, Mariah Carey, Madonna, le blogueur épingle ou salue le travail des magiciens du numérique. De nombreux sites mettent en ligne les photos avant/après des stars, tel Ellf.ru.
Or le visage a ceci de singulier qu'il est un paysage. La romancière Colette en parlait dans une langue sensible, exaltant la botanique. Ses portraits d'hommes politiques tiennent de la nature morte, du tableau de chasse, de l'inventaire d'un herboriste : Joseph Caillaux et sa tête "modelée dans une dure céramique", "d'une aridité calcinée qui a repoussé toute végétation", son "emboîtage crânien, en forme de v, le v qui se joue sous la peau de tous les félins", le "regard d'un marron un peu verdi par le reflet des feuillages nouveaux, agile, aisément empreint d'amabilité volontaire, mais aussi intraduisible, aussi impénétrable que le regard des oiseaux" ; Aristide Briand et sa "prunelle large, un bleu extensible qui semble parfois atteindre, déborder et farder la paupière elle-même" ; Gaston Doumergue, sa joie "peinte aux couleurs de la pomme d'hiver", "l'oeil où danse un point d'or, rit d'un rire moins familier que la bouche".
Avec Photoshop, son flou optimisé et son option de colorisation, le visage quitte le domaine du végétal - ce qui se fane -, même du minéral - ce qui s'érode -, pour entrer de plain-pied dans l'univers chimique de la reproductibilité. Grain de peau identique, sans pores visibles à la loupe, carnations en série, souvent dans les nacrés, grâce aux logiciels. Quelques cernes en moins, des rides soustraites, mais le plus frappant, à la vue des portraits de stars passés au pinceau numérique, est ce teint de poupon en celluloïd. A l'épiderme se substitue un masque diaphane, quasi irréel, oublieux de la corporéité, sans imperfection ni expression, à l'instar des pires excès de la chirurgie clonant des airs de panthère aux aguets.
Cette texture virtuelle est un artifice commun, dupliqué partout. L'exception manque à la règle, l'émotion ne surgit plus, pas davantage ce trouble susceptible de saisir le spectateur face à l'harmonie d'une composition, cette sidération de quelque chose qui est là, dans sa singularité, dans lequel on peut se perdre, comme dans l'énigme d'un tableau. Le simple maquillage, si sophistiqué fût-il, n'interdit pas le sentiment chez les spectateurs. Encore moins les lumières et le noir et blanc travaillés des studios Harcourt qui nimbaient de mystère un regard, le charnu d'une lèvre, rendaient vaporeux une chevelure. Mieux, ils augmentaient le trouble. Avec la technologie mise en oeuvre par la direction artistique des magazines, un phénomène différent se produit. Une impression factice, du plastique sans plasticité. En somme, une carnation... désincarnée.
Dans l'ouvrage Mythologies (Seuil, 1957), Roland Barthes consacrait un chapitre au visage de Greta Garbo, archétype de la beauté parfaite. Visage objet, visage totem, "visage non pas dessiné, mais plutôt sculpté, dans le lisse et le friable, c'est-à-dire à la fois parfait et éphémère". A la différence d'autres actrices qui acceptaient de laisser contempler le travail de la maturité, joues creusées ou ovale épanoui, la Divine avait choisi le retrait et le silence : "Il ne fallait pas que l'essence se dégradât, il fallait que son visage n'eût jamais d'autre réalité que celle de sa perfection intellectuelle, plus encore que plastique." Quelque chose d'un peu impassible, que nulle émotion humaine n'animait. Aux regards, la star hollywoodienne donnait l'offrande d'une pure contemplation. "Le visage de Garbo, notait Roland Barthes, est idée, celui de Hepburn événement." Il n'y eut qu'une Greta Garbo, et rares sont les célébrités qui acceptent aujourd'hui, devant les objectifs, de suivre l'exemple d'Audrey Hepburn. Exceptions faites de Jeanne Moreau et d'Edith Scob.
Difficile, certes, de faire son deuil d'une beauté tant vantée, celle-ci étant déjà une réputation exorbitante à soutenir face au public cruel. Malaisé tant que la beauté et la jeunesse seront assimilées à la séduction. Un diktat renforcé par les fabricants de cosmétiques, qui jouent la surenchère en promettant dix ans de moins, un rajeunissement total.
La chanson du générique de la série américaine "Nip/Tuck" consacrée à deux chirurgiens esthétiques, Make me beautiful, est devenue l'injonction de toute une époque familière du Botox et de l'acide hyaluronique. Celle-ci ne tolère plus les yeux étoilés, ces fous rires cristallisés, ces marques de déception, la vie qui passe avec ses regrets, ses joies et ses amertumes. Faut-il pour autant ôter le rose aux joues et toute manifestation d'une fatigue émouvante ? A sa maquilleuse, la comédienne italienne Anna Magnani répétait : "Ne cachez pas trop mes rides, j'ai mis tellement de temps à les avoir."