"On dirait que le temps s’est arrêté à Ouellé" ou l’indépendance par le Verbe
L’indépendance par le Verbe par Venance Konan, docteur en droit, chroniqueur, multiple lauréat du Prix littéraire Ebony (Le temps.Ch. 26/07/10)
Durant le long week-end de la Pentecôte de cette année, tous ceux qui sont nés un peu avant ou un peu après 1960 dans la petite ville de Ouellé, à quelque 270 kilomètres au nord-est d’Abidjan, ou qui y ont grandi, s’y sont retrouvés pour fêter à leur manière leur cinquantenaire.
Personnellement, je suis né à Bocanda, une cinquantaine de kilomètres plus loin, à la fin de l’année 1958, mais ma mère est venue s’installer à Ouellé en 1960, pour exercer la fonction d’accoucheuse. Le pays venait de devenir indépendant, il n’y avait pas encore assez d’infirmières et de sages-femmes, et l’on forma sur le tas des jeunes femmes pour pratiquer les accouchements dans des conditions un peu plus modernes, et pour donner les premiers soins, dans le petit centre de santé construit au temps colonial. Ma mère est restée une vingtaine d’années à Ouellé. Quand nous étions enfants, il n’y avait ni eau courante, ni électricité, ni routes bitumées à Ouellé. Nous allions chercher l’eau dans des puits pour tous nos besoins et nous nous éclairions à l’aide de lampes à pétrole, pendant que toutes nos maisons avaient la couleur ocre de la poussière que soulevaient les véhicules.
Ouellé était au cœur de ce que l’on appela «la boucle du cacao», c’est-à-dire la région où l’on produisait le cacao, et des Français, des Burkinabés, des Libanais, des Guinéens, des Maliens, s’y étaient installés depuis les temps coloniaux. Il y avait une vieille et grosse maison, la plus grosse de Ouellé, qui appartenait à un Français du nom de Bougarel, qui était mort, ou parti, bien avant notre naissance. Plus tard, elle abrita la gendarmerie. Après l’indépendance, les Français partirent, mais les Libanais restèrent. Ils vendaient des pièces détachées de voitures et de camions, de la quincaillerie, ainsi que des produits aussi exotiques pour nous que la margarine, le beurre, les biscuits, et de la glace qu’ils fabriquaient avec des réfrigérateurs à pétrole, et l’un d’eux construisit une boulangerie. C’est dans les années 1970 que l’eau courante, l’électricité et le bitume firent leur apparition chez nous.
Nous qui étions venus fêter nos cinquante ans vivions tous à Abidjan. Quelques-uns de nos congénères étaient restés à Ouellé, mais ils étaient presque tous détruits par l’alcool. La route bitumée qui traverse la ville est désormais crevassée de nids-de-poule qui martyrisent les amortisseurs des voitures. L’ancienne maison de Bougarel est totalement en ruine, de même que les anciennes maisons de commerce datant du temps colonial que nos parents récupérèrent après le départ des Français. Durant les trois jours de notre séjour à Ouellé, il n’y eut pas d’eau courante, et l’électricité venait par intermittence. C’était pareil dans toute la Côte d’Ivoire. Depuis de longs mois, le pays vit à l’heure de ce que l’on appelle le délestage. Le pays ne produit plus assez d’électricité pour tous les consommateurs. Les activités économiques du pays étant presque toutes concentrées à Abidjan, on déleste les petites villes comme notre Ouellé au profit de la capitale économique. Et comme le système de distribution de l’eau est lié à l’électricité, lorsque cette dernière est coupée, il en est de même pour l’eau. A Abidjan, l’électricité est distribuée quartier après quartier.
Avant d’aller à Ouellé, nous nous étions cotisés pour offrir du matériel à l’hôpital. Il n’y avait rien. Pas d’alcool, pas de compresses, pas de seringues, pas de tensiomètres, pas assez de lits et la plupart des malades étaient couchés par terre. «On dirait que le temps s’est arrêté à Ouellé», a dit l’un d’entre nous. Il en était de même dans tous les autres hôpitaux du pays, et même à Abidjan. «Quand un pays recule, il finit par rencontrer et même dépasser son passé», a dit un autre. A notre époque, nous étions deux par table-banc et à peine trente par classe. Aujourd’hui, les enfants sont entre soixante et quatre-vingts par classe dans toutes les écoles primaires de Côte d’Ivoire. Ils s’assoient par quatre et lors des devoirs, les gamins assis au bout doivent se coucher par terre pour pouvoir écrire.
Nous fêtions nos cinquante ans en même temps que notre pays. Chacun de nous a fait le bilan de sa vie. Il y avait parmi nous ceux qui avaient réussi, et ceux qui avaient échoué. Il y en avait beaucoup, de notre génération, qui étaient morts. La liste, lue au cours de la messe, était impressionnante. Nous nous sommes regardés, de l’air étonné des survivants d’une tragédie, qui n’en reviennent pas d’être encore en vie. Quel est le bilan pour notre pays? Simone Gbagbo, épouse de notre chef d’Etat et qui parle plus haut que son mari, a déclaré à plusieurs reprises que la vraie indépendance de la Côte d’Ivoire aura lieu cette année 2010. Celle dont nous célébrons le cinquantenaire cette année n’aura été que virtuelle.
Mais quelle indépendance aurons-nous? Economique, politique? Elle ne nous en a rien dit. Sans doute que pour Simone Gbagbo, fervente chrétienne, la parole suffit pour donner vie à ce que l’on veut. N’est-il pas écrit dans son livre saint, à l’Evangile selon saint Jean: «Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle»? Simone Gbagbo a parlé, elle a dit que la vraie indépendance de notre pays aura lieu cette année. Nous devons croire en sa Parole. En attendant, le pays est toujours occupé dans sa partie septentrionale par une rébellion et personne ne sait quand les élections qui auraient dû se tenir en 2005 auront lieu.
Au Sénégal, pays musulman, l’on croit aussi en la force de la parole. Abdoulaye Wade a proclamé que notre continent est en train de renaître. Il a donc construit un monument pour symboliser cette renaissance de l’Afrique. En attendant, son pays vit au rythme des délestages, des inondations et des bombes de la rébellion casamançaise.