"La photographie orientaliste de Lehnert et Landrock et l'image iranienne du prophète Mahomet"

Publié le par Un monde formidable

"La photographie orientaliste de Lehnert et Landrock et l'image iranienne du prophète Mahomet" par Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demon (Etudes photographiques, N°17 / Nov 2005)

Depuis la fin des années 1990, des spécialistes de l'iconographie musulmane découvrent avec stupéfaction des images sur papier, imprimées en Iran, montrant le portrait du prophète Mahomet jeune en éphèbe coiffé d'un turban. Malgré l'interdiction – relative – de la représentation de la figure humaine en islam, et plus spécialement de la famille du Prophète, des images en couleurs d'Ali, le gendre de Mahomet, et de ses fils Hassan et Hussein, représentés dans un registre populaire, ne sont pas rares en Iran. Le chiisme iranien semble plus tolérant sur ce point que l'orthodoxie sunnite.  Ces personnages vénérés sont figurés avec des traits stéréotypés et des attributs facilitant leur identification. On en ignore les prototypes. En Perse, la peinture des miniatures atteint sa maturité aux xive et xve siècles. L'emprunt à l'art européen est sensible dès le siècle suivant avec la mode des portraits, à la suite de l'empire ottoman. Le Prophète lui-même est parfois représenté, et cela dès le xiiie siècle, le plus souvent le visage voilé.  Les "posters" religieux iraniens contemporains sont des images élaborées à l'aide de procédés modernes permettant un jeu infini de variantes à partir d'un modèle : peinture, dessin, photographie ou mélange d'images diverses. Mais si la technique est moderne, le type de la représentation est traditionnel : fond coloré uni, couleurs juxtaposées par à-plat. Les traits, postures et attributs – l'épée bifide d'Ali par exemple – sont conventionnels

Mais le portrait dont il est question ici est d'une tout autre nature et diffère totalement de l'imagerie populaire habituelle. Il s'agit d'un visage d'adolescent, avec une touche très occidentale évoquant le maniérisme de la Renaissance tardive, celle de la fin du Cinquecento, mais surtout les peintures d'adolescents du Caravage, par exemple le Jeune Garçon portant une corbeille de fruits de la galerie Borghese à Rome ou le Saint Jean-Baptiste du musée du Capitole ; même peau veloutée, même bouche entrouverte, même regard caressant. Il en existe plusieurs variantes ; toutes montrent la même physionomie juvénile, identifiée par une inscription telle que « Mohammad, l'Envoyé de Dieu », ou une légende plus circonstanciée se référant à un épisode de la vie du Prophète et à l'origine supposée de l'image

Le hasard d'une exposition consacrée aux photographies de Lehnert et Landrock nous a permis d'en identifier l'origine. Il s'agit d'une œuvre de Lehnert  (...).  Rudolf Franz Lehnert (1878-1948) et Ernst Heinrich Landrock (1878-1966), mentionnés ci-dessous sous L & L, nés l'un en Bohème, l'autre en Saxe, se rencontrent en Suisse en 1904 et décident de s'installer à Tunis, où Lehnert, au cours d'un premier séjour l'année précédente, avait été séduit par les paysages et les habitants, sensible qu'il était au rêve d'un Orient où se rencontraient encore les vestiges d'une civilisation qu'il imaginait harmonieuse et immuable. Lehnert, dans l'association, est le photographe, et Landrock le gestionnaire et l'éditeur. L'entreprise, installée à Tunis jusqu'en 1914, puis au Caire à partir de 1924, sera à l'origine de la création de toute une imagerie exotique et produira plusieurs milliers de photographies et de cartes postales de Tunisie, d'Égypte et d'autres pays du Proche-Orient. 

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Lehnert et Landrock ont sans doute joué sur le registre de l'exotisme et de ses fantasmes, mais avec talent. Les amateurs de ces photographies y trouvaient le reflet d'un univers imaginaire qui, outre le désert et les rues animées des bazars, outre les pittoresques vieillards, était habité d'adolescentes et d'adolescents aux corps et aux visages offerts suggérant, plutôt qu'une sexualité dévergondée, l'innocence des temps paradisiaques. Mais sourires et postures, jeux de lumière sur les corps découverts n'étaient pas dépourvus de sensualité.

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C'est probablement une carte postale – la 106 selon la numérotation de L & L   (Fig. 1*) – qui a servi de prototype aux images iraniennes, et non l'épreuve photographique elle-même . Seule la carte postale, et non les tirages, porte en effet l'intitulé « Mohamed » ce qui a sans doute orienté le choix de l'éditeur iranien. Cette carte postale représente le portrait d'un adolescent souriant, la bouche entrouverte, la tête enturbannée, un bouquet de jasmin à l'oreille.

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Les diverses variantes des posters iraniens dérivent toutes du "Mohamed" de Lehnert. Certains en sont la reproduction presque littérale, avec un fond identique, les plus anciens sans doute. D'autres ont été fortement retravaillés, par exemple pour en atténuer le côté sensuel ou pour placer le prophète à venir dans un décor relatif à son histoire future, surenchérissant ainsi sur l'identité du personnage.

L'image "Fig. 2"**  de notre collection est l'une des plus proches de la carte postale ; le visage n'est guère retouché. 

La légende comporte deux lignes disant : « Le plus ferme Gardien de la Vérité et de la Justice, le Guide que les musulmans placent le plus haut, le Vénéré Mohammad, fils d'Abdullah. Que la paix soit sur Lui et les siens » et « Portrait béni du Vénéré Mohammad à l'âge de dix-huit ans au cours d'un voyage de La Mecque à Damas alors qu'il accompagnait son oncle vénéré en expédition commerciale. Portrait dû au pinceau d'un moine chrétien, l'original se trouvant actuellement dans un musée de Rum. » 

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 * Fig.1:  Lehnert et Landrock, « Mohamed », carte postale n°106, 14 x 8,9 cm, envoyée en 1921, coll. P. et M. Centlivres.

** Fig. 2: Portrait de Mahomet jeune, affiche imprimée à Téhéran, 50 x 34,5 cm, acquise en nov. 1998, N°1695 de la coll. P. et M. Centlivres. 

Publié dans Religions

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