L’occasion gâchée du président Obama
L’occasion gâchée du président Obama par Eric Klinenberg* et Jeff Manza* (Le Monde Diplomatique. Décembre 2010)
Les élections du 2 novembre se sont conclues par un raz-de-marée républicain sans précédent depuis… 1938. Comment expliquer un tel retournement deux ans après l’élection triomphale de M. Barack Obama ?
En 2008, le mandat reçu par M. Barack Obama consistait à changer de fond en comble la politique sociale et économique américaine. Une promesse saluée à l’époque par une explosion de joie. Deux ans plus tard, alors que les démocrates viennent de subir une déroute électorale, force est de constater que ce moment historique a tourné au gâchis.
Pendant sa campagne, M. Obama promettait de gouverner avec audace et de restaurer l’espoir en modifiant les paramètres habituels de la bataille électorale. A la différence de MM. Albert Gore ou John Kerry, il avait réussi à mobiliser un vaste réseau de militants présentant toutes les apparences d’un mouvement de masse. Contre sa rivale démocrate, Mme Hillary Clinton, il disposait de l’appui non seulement d’une majorité substantielle de progressistes, habituellement sceptiques, mais aussi de plusieurs millions de jeunes séduits par son message volontariste (1).
Au lendemain de son élection, le chef de campagne de M. Obama assurait encore que la nouvelle administration saisirait à pleines mains l’occasion politique qui lui était offerte, car, soulignait-il, « ce serait dommage qu’une crise aussi sérieuse ne serve à rien ». Elle servirait donc à bousculer le système : réforme de la finance, du système de soins, des médias, élaboration d’un « paquet » de mesures économiques visant à créer des emplois et à réparer des infrastructures déliquescentes, fermeture de Guantánamo, coup d’arrêt aux guerres injustes et inutiles que l’administration de M. George W. Bush avait déclenchées sans pouvoir les remporter.
Lorsque M. Obama prit ses fonctions, la plupart des politologues comparèrent sa situation à celle dont avaient hérité deux autres présidents marquants, Franklin Roosevelt et Ronald Reagan. L’un et l’autre étaient arrivés au pouvoir dans un contexte de crise, en clamant que la responsabilité des turbulences présentes incombait à leurs prédécesseurs et que seule une politique vraiment nouvelle y mettrait un terme. Les « cent premiers jours » de Roosevelt virent l’éclosion d’un large éventail de mesures rompant avec le libre-échange et la protection des grandes fortunes qui avaient précipité le pays dans le désastre de 1929. Même si ces orientations initiales ne suffirent pas à juguler la Grande Dépression, elles posèrent les fondations d’un « second New Deal », synonyme de prospérité retrouvée, de croissance durable et de redistribution (partielle) des richesses au profit des pauvres et des classes moyennes.
Bien qu’à rebours de cette politique, l’action menée par Reagan au début des années 1980 impressionna elle aussi par son caractère volontariste et sans concessions. Face à une récession brève mais brutale qui avait fait grimper le taux de chômage à plus de 10 % et entraîné une inflation à deux chiffres, l’homme du retour à la « grandeur américaine » (« America is back ») martela que la redistribution du New Deal avait découragé les initiatives individuelles. Répétant que « l’Etat [était] le problème, pas sa solution », il verrouilla le débat public de façon à imposer des réductions d’impôt massives, des coupes claires dans les dépenses publiques et une dérégulation dont les effets continuent de se faire sentir. Une majorité politique conservatrice, qui ne fut mise entre parenthèses qu’au cours des deux premières années de la présidence de M. William Clinton (1993-1995), ancra les Etats-Unis à droite pour un quart de siècle (2).
Tout comme Roosevelt et Reagan avant lui, le président Obama aurait pu arguer qu’un changement radical d’orientation constituait non pas un choix, mais une nécessité. Il aurait pu tirer avantage du profond discrédit des républicains pour les amener sur son terrain. Il n’en fit rien, préférant jouer au médiateur, avec une politesse exquise et le souci permanent de ne pas braquer ses adversaires. Il a voulu en somme négocier le changement au lieu de l’impulser.
Observons par exemple avec quels égards la nouvelle administration a traité le secteur financier, pourtant responsable de la grande crise de 2008. Au moment de l’entrée en fonction de M. Obama, l’exaspération devant les primes empochées par les titans de Wall Street et les dépenses faramineuses consacrées par l’Etat au sauvetage des banques d’affaires et de leurs clients fortunés n’avait jamais été aussi unanime ni aussi palpable. Plus que dans tout autre pays démocratique, les dirigeants avaient notoirement enrichi les plus riches et récolté en échange une débauche de produits financiers mortifères. La possibilité de faire le lien entre les inégalités sociales et une industrie bancaire en voie d’effondrement était à portée de main, comme un fruit mûr attendant d’être cueilli. C’était le moment de passer à l’offensive.
Pourtant, au lieu de fustiger le régime néolibéral pour la débâcle qu’il avait provoquée, M. Obama lui a fait les yeux doux. Pour gérer l’économie, il n’eut rien de plus pressé que d’embaucher deux ténors de Wall Street, MM. Larry Summers et Timothy Geithner. L’un comme l’autre portaient une part de responsabilité appréciable dans les décisions qui avaient conduit le pays dans le mur, quand d’autres économistes favorables à des mesures progressistes, tels Paul Krugman ou Joseph Stiglitz, se virent, eux, dédaignés par le nouveau pouvoir. M. Obama et ses conseillers poursuivirent la très impopulaire politique de renflouement bancaire impulsée par l’administration Bush, sans la corriger de façon significative.
Si le programme de sauvetage des banques élaboré fin 2008 a déclenché une vague de colère à travers tout le pays, c’est en partie parce qu’il démontrait que les exigences des « vaches sacrées » l’emportaient sur les besoins de leurs victimes. Pour la plupart, les établissements alimentés par le Trésor public n’eurent pas à patienter trop longtemps avant de renouer avec des profits record. Le 27 octobre 2010, l’agence Bloomberg annonça que Goldman Sachs avait engrangé assez de fonds pour reverser un bonus de 370 706 dollars en moyenne à chacun de ses employés. Comme ce calcul inclut les salariés de base, moins fastueusement rémunérés, les responsables de ces firmes ont évidemment encaissé des sommes bien supérieures.
Le travailleur lambda ne s’en est pas sorti aussi bien. Le taux de chômage caracole à 10 % depuis que M. Obama siège à la Maison Blanche — pour les Noirs âgés de 20 ans et plus, cette proportion atteint 17 %. Encore ces chiffres ne tiennent-ils compte que de ceux qui n’ont pas perdu tout espoir : à Milwaukee, par exemple, une étude a récemment montré que 53 % de la population noire (et 22 % de la population blanche) était sans emploi en 2009 (3). Les saisies immobilières, les économies parties en fumée et une profonde insécurité sociale sont devenues la norme. Les mesures promises par M. Obama pour aider les petits propriétaires surendettés à renégocier leur emprunt auprès des banques sauvées par le contribuable se sont avérées cruellement insuffisantes.
Qu’a fait le gouvernement pour améliorer le sort de l’homme de la rue ? A ce jour, son plus grand exploit consiste à avoir déboursé 787 milliards de dollars au cours de l’hiver 2009 pour stimuler la reprise économique. Durant leur campagne de mi-mandat, M. Obama et les démocrates ont fait valoir, à juste titre, que les Américains seraient encore plus mal en point si ce « paquet » n’avait pas été conclu, qu’il n’y aurait plus par exemple d’industrie automobile. Au vu du nombre d’électeurs qui ne se sentent pas mieux lotis qu’il y a deux ans, les républicains ont eu beau jeu de rétorquer que la montagne de milliards avait d’abord élevé le niveau de la dette publique.
L’échec (relatif) de cette relance par la dépense illustre le refus de M. Obama de défendre haut et fort les convictions sur la base desquelles il a été élu. Sa réforme de la finance a certes introduit quelques améliorations mineures dans un système calamiteux, mais n’a pas amendé le système fondé sur le principe « trop gros pour faire faillite » qui a poussé tant d’établissements financiers à se montrer toujours plus gourmands. En réalité, les nouvelles lois rendent l’économie plus dépendante encore des grandes banques qu’en 2008, dès lors que ces dernières, moins nombreuses, ont accru leur puissance.
Cette recherche désespérée du consensus se manifeste aussi dans l’acquis politique majeur de M. Obama : sa réforme du système de soins (4). Le journaliste de Rolling Stone Matt Taibbi a mis en évidence le ratage stratégique de l’administration dans cette affaire : en renonçant d’emblée à l’option d’une couverture médicale unique, et cela avant même le début des négociations, l’Etat s’est privé de toute marge de manœuvre pour bâtir un système abordable d’assurance publique.
En résulte une réforme basée sur le principe du « mandat individuel », qui oblige chaque individu à souscrire une police privée, indépendamment de son coût et de sa qualité — une cote mal taillée jugée inconstitutionnelle par les conservateurs (5). Vingt Etats ont déposé un recours en justice contre ces nouvelles dispositions, et plusieurs gouverneurs républicains (leur nombre s’est encore accru depuis le 2 novembre) ont déjà annoncé qu’ils refuseraient de les appliquer. Les partisans de la réforme ont beau répéter qu’elle va créer les conditions d’un système plus généreux à mesure qu’il se déploiera, il n’est même pas dit qu’elle survivra au premier mandat de M. Obama.
Rien d’étonnant par conséquent à ce que certains des jeunes électeurs, hier si enthousiastes, aient fait la grève des urnes (les 18-29 ans n’ont représenté que 11 % de l’électorat le 2 novembre 2010, contre 18 % deux ans plus tôt). La stagnation économique a eu un impact dévastateur sur les moins de 24 ans sortis de l’université, leur taux de chômage passant de 3 % en décembre 2007 à presque 10 % cet automne. Et toujours pas le moindre programme en vue pour les aider à mettre le pied à l’étrier. Quant aux promesses de réforme concernant les médias et Internet, qui ont suscité un grand intérêt chez les jeunes, elles ont fait long feu. Le candidat Obama avait pourtant proclamé son attachement à la neutralité du Web, c’est-à-dire à la possibilité pour chacun d’y accéder de plein droit, sans discrimination.
Il s’était également engagé à investir dans l’Internet à haut débit pour permettre aux Américains, qui paient plus cher que les Européens un service de moindre qualité, de refaire leur retard en la matière. Mais, sous la direction de son ancien camarade d’université Julius Genachowski, la Commission fédérale des communications a adopté l’esprit de la nouvelle administration, se livrant à des négociations bilatérales sans fin et se montrant plus conciliante vis-à-vis des opérateurs que des consommateurs.
La campagne électorale de M. Obama avait redonné des couleurs aux Américains progressistes. Mais le vainqueur a ensuite dédaigné le mouvement de masse qui l’avait aidé à triompher. Nombre de ses anciens partisans viennent de lui signifier qu’il ne pouvait plus compter sur eux.
(*) Eric Klinenberg : Professeur à la New York University. Auteur de Heat Wave : A Social Autopsy of Disaster in Chicago, University of Chicago Press, 2002.
Jeff Manza : Professeur de sociologie à l’université de New York.