Israel. « Juste pour une semaine, une semaine seulement »
« Juste pour une semaine, une semaine seulement » par Amira Haas*
Supposons que, juste pour une semaine, une semaine seulement, la presse israélienne, toute la presse israélienne – radio, télévision, journaux – décide de rendre compte de tout ce qui se passe chez la majorité de la population de Cisjordanie et de Gaza. C'est-à-dire chez les Palestiniens.
Supposons que l'espace disponible ne soit pas un obstacle, autrement dit que les quotidiens publient un supplément chaque jour, chaque jour pendant une semaine, un supplément pour décrire tous les évènements du jour précédent dans les territoires, sans omettre bien sûr les attaques contre les colons et les soldats. De même, qu'à la radio et la télévision, les habituelles longues émissions de débats soient remplacées, juste pendant une semaine, par des reportages sur nos voisins ennemis, les Palestiniens occupés par notre armée, qui vivent à cinq minutes de chez nous.
Durant cette semaine-là, la presse israélienne rendrait non seulement compte des obus de mortiers tombant dans une colonie juive, mais aussi des obus israéliens frappant une maison palestinienne au moment ou les huit enfants présents s'apprêtent à partir à l'école. La presse israélienne parlerait des blessés juifs et de leur vie, mais aussi des enfants palestiniens et de leur vie. Elle parlerait non seulement du Palestinien tué au moment ou il braquait son arme sur un camp militaire, mais aussi de la Palestinienne tuée par un obus de char dans sa maison de Jénine, alors qu'elle s'occupait de sa cuisine ou de ses enfants.
La presse révèlerait aussi les âges et les noms et même raconterait les biographies des morts palestiniennes. La télévision montrerait des photos des familles, des enfants en larmes, pleurant sur l'épaule d'une mère ou d'un frère survivants.
La presse écrite et la télévision montreraient les écoles palestiniennes aux murs criblés de balles, les sacs de sacs aux fenêtres essayant de protéger les enfants dans leurs classes. Les articles ne se contenteraient pas d'une relation sèche et froide des "échanges de feu", mais décriraient les lieux précisément et donneraient des détails sur ces échanges de tirs. Par exemple décriraient un poste militaire au somment d'une colline, avec ses tanks, ses canons, ses mitrailleuses lourdes et en face, au pied de la colline, les combattants palestiniens et leurs AK 47.
Les media réserveraient l'espace nécessaire au travail journalistique pour raconter les témoignages palestiniens, prétendant que ce jour-là aucun coup de feu n'était parti de leur côté, alors que les soldats israéliens prétendent, eux, que leurs tirs n'étaient qu'une riposte aux tirs ennemis. Les journalistes israéliens prendraient ensuite la peine de s'informer auprès du porte-parole de l'armée.
De la même manière, les médias se feraient l'écho de ce que racontent les paysans palestiniens, dont les oliviers ont été arrachés et détruits par les bulldozers israéliens, ou coupés pendant la nuit par des inconnus. Ils décriraient les difficultés causées par les barrages routiers séparant un village d'un autre, ou le centre d'une ville de sa périphérie. Ils décriraient les malades abandonnés sur des brancards, passant d'une ambulance à une autre. Ils décriraient le trajet des enfants qui doivent traverser trois barrages routiers sur le chemin de leur école.
Ils raconteraient la fumée des gaz lacrymogènes et le fracas des grenades paralysantes que les soldats tirent sur les gens traversant à pied les barrages routiers. Ils décriraient les blessures des gens touchés et tenteraient d'obtenir des explications des porte-parole sur les raisons de l'usage des grenades et des gaz. Ils prendraient le temps d'interroger les enfants, de leur demander pourquoi ils ne peuvent aller cette année visiter leur grand-mère à Naplouse ou pourquoi ils ne n'iront pas aller à la plage non plus.
Ce projet imaginaire n'aurait en aucune façon pour but de changer les sentiments des Israéliens envers leurs voisins Palestiniens. Il ne s'agirait pas non plus de tenter de les convaincre que les agresseurs ne sont pas les Palestiniens. Les sentiments sont trop enracinés. On ne peut plus les extirper. Le but du projet aurait un simple objectif de rigueur journalistique: rapporter dans la presse israélienne ce qui ce passe dans les territoires, tout ce qui se passe, clairement. D'un point de vue dépassionné, et non pas seulement du point de vue israélien.
Mais le projet pourrait aussi servir un autre objectif. Il aurait le mérite d'informer les politiques. Sans une bonne information, on sait bien qu'il est impossible de prendre de bonnes décisions. Le projet pourrait aussi inciter l'opinion publique israélienne à poser de meilleures questions à ses dirigeants, notamment en ce qui concerne l'avenir.
Une information de ce type n'est généralement donnée au public israélien qu'au compte goutte. Il ne peut ainsi juger en connaissance de cause. Si l'information était complète, presque complète, le public israélien connaîtrait bien mieux la réalité de l'occupation que vivent 3 millions de personnes. Il réaliserait l'endurance extrême et la résistance morale étonnante du peuple palestinien. Le courage et la détermination qui lui permettent de survivre dans des conditions intolérables.
Il est probable que la connaissance de cette détermination dérangerait les Israéliens, encore bien d'avantage que l'interrogation permanente qui est la sienne à propos de l'heure et du lieu où explosera le prochain terroriste. Cette prise de conscience pourrait augmenter considérablement le nombre de ceux qui en arrivent à penser que le gouvernement ne fait pas assez pour vaincre les Palestiniens, qui doit soit adopter une autre tactique, soit intensifier encore la dureté des opérations. Peut-être en ayant recours aux déportations massives? Ou en bombardant d'avantage de villages habités, de marchés bien fréquentés? Peut-être boucler chaque ville et chaque village, hermétiquement? Peut-être entourer de murs et de barbelés chaque village et chaque ville des territoires?
Ou alors, au contraire, certains Israéliens, impressionnés par la détermination palestinienne, en viendront-il à penser qu'il faut d'avantage écouter les demandes palestiniennes. A comprendre mieux que cette population est simplement déterminée à vivre une existence normale et respectable. Qu'elle ne revendique rien d'autre que cela, rien de plus, aucun privilège, aucun luxe, une simple vie décente
*Amira Hass écrit pour le quotidien Haaretz depuis les territoires palestiniens occupés. En mai 2000, elle a reçu pour l'ensemble de son travail le prix de l'International Press Institute, qui en fait l'un des cinquante héros de la liberté de la presse de la seconde moitié du XXe siècle. Le prix de l'Unesco pour la liberté de la presse lui a été décerné en mai 2003.
Amira Hass est, selon sa propre expression, une " spécialiste de l'occupation ". Ses articles sur les territoires palestiniens occupés ont été écrits en immersion totale, d'abord à Gaza dans les années 1993-1996 (d'où est issu Boire la mer à Gaza, La fabrique, 2001) puis à Ramallah, en Cisjordanie, où elle vit depuis 1997. (...) Sans ménager la direction palestinienne, sans faire l'économie d'une interrogation sur les formes de l'insurrection, sur le défaut de stratégie de la résistance et sur le culte de la mort, Amira Hass s'en prend avant tout à la volonté de ne pas savoir des siens, ceux à qui s'adresse son travail : les Israéliens. En cherchant à leur montrer ce qui se commet en leur nom, elle tente aussi de leur faire connaître cette société palestinienne, si proche et si lointaine à la fois.